Extrait de Le faux principe de notre éducation de Max Stirner

La liberté de pensée, une fois acquise, c'est l'impulsion de notre temps de la parfaire pour la muer en liberté de volonté, principe d'une nouvelle époque. De telle sorte que l'objectif ultime de l'éducation ne peut plus être le savoir, mais le vouloir né de ce savoir. En un mot, elle tendra à créer un homme personnel ou libre. La vérité, qu'est-ce sinon la révélation de ce que nous sommes ? Il s'agit de nous découvrir nous-mêmes, de nous libérer de tout ce qui nous est étranger, de nous abstraire ou de nous débarrasser radicalement de toute autorité, de reconquérir la naïveté. L'école ne produit pas d'hommes aussi absolument vrais. S'il en existe quand même, c'est bien malgré l'école. Celle-ci, sans doute, nous rend maîtres des choses, à la rigueur aussi, maîtres de notre propre nature. Mais elle ne fait pas de nous des natures libres. En effet aucun savoir, fût-il approfondi et étendu, aucun esprit aiguisé ou sagace, aucune finesse dialectique ne peuvent nous prémunir contre la bassesse du penser et du vouloir. ( ... )

Toutes les sortes de vanité et d'appétit de gain, d'arrivisme, de zèle servile et de duplicité, etc. se marient fort bien avec un savoir étendu, tout comme avec une élégante formation classique. Et tout ce fatras scolaire, qui n'exerce aucune influence sur notre comportement moral, nous l'oublions souvent et d'autant plus aisément qu'il ne nous sert à rien : on secoue la poussière de l'école lorsqu'on la quitte. Pourquoi ? Parce que l'éducation repose uniquement sur le formel ou le matériel, tout au plus sur une mixture des deux, mais non sur la vérité et la formation de l'homme vrai. ( ... )

Comme certains autres domaines, le domaine pédagogique est aussi de ceux où l'on s'applique à ne pas laisser pénétrer la liberté, à ne pas tolérer d'opposition : ce qu'on veut, c'est la soumission. On n'a en vue qu'un dressage, purement formel et matériel. Des ménageries de l'humanisme ne sortent que des savants, de celles des réalistes que des « citoyens utiles », dans les deux cas, rien que des créatures soumises. Notre bon vieux fond de « méchanceté » est étouffé de vive force et, partant, l'aboutissement du savoir en volonté libre. Aussi la vie scolaire produit-elle des philistins. De même qu'enfants, nous apprenons à accepter tout ce qui nous est imposé, nous nous accommodons plus tard d'une vie positive, nous nous plions à notre temps, nous en devenons les valets et les prétendus « bons citoyens ». Où donc, à la place de la soumission entretenue jusqu'ici, voit-on se renforcer un esprit d'opposition ? Où forme-t-on à la place de l'homme instruit un homme créateur ? Où donc le professeur se transforme-t-il en collaborateur, où opère-t-on la transmutation du savoir, où donc l'objectif est-il l'homme libre plutôt que l'homme cultivé ? On le recherche en vain, tant la chose est rare.

Il faudrait pourtant que l'on se mette davantage dans la tête que la tâche suprême de l'homme n'est ni l'instruction ni la civilisation, mais l'auto-activité. La culture en sera-t-elle négligée pour autant ? Pas plus que nous ne méditons de sacrifier la liberté de pensée, mais bien plutôt de la transfigurer en liberté de volonté. Le jour où l'homme se fera un point d'honneur de se sentir et de se connaître lui-même, d'agir par lui-même, en toute autonomie, en pleine conscience de lui-même, en pleine liberté, il cessera d'être pour lui-même un objet étranger et impénétrable, il tendra à dissiper l'ignorance qui limite et empêche sa pleine connaissance de lui-même.

Éveille-t-on chez l'homme l'idée de la liberté, les hommes libres ne songent qu'à se libérer eux-mêmes encore et toujours : n'en fait-on, au contraire, que des hommes instruits, ils s'adaptent à toutes les circonstances de la manière la plus cultivée et la plus raffinée, ils tombent au niveau d'âmes soumises et serviles. Que sont, pour la plupart, nos beaux messieurs pleins d'esprit et de culture ? Des esclavagistes ricaneurs, eux-mêmes esclaves. ( ... )

La misère de notre éducation actuelle vient, pour une large part, de ce que le savoir ne s'est pas affiné en volonté, en auto-activité, en pratique pure. Les réalistes se sont bien aperçus de la lacune, mais ils n'y ont remédié que de façon pitoyable en formant des gens « pratiques », dénués autant d'idée que de liberté. L'esprit qui anime la plupart des enseignants en est une preuve tristement vivante. Façonnés, au mieux, ils façonnent à leur tour ; dressés, ils dressent. Mais toute éducation doit devenir personnelle. En d'autres termes, ce n'est pas le savoir qui doit être inculqué, c'est la personnalité qui doit parvenir à son propre épanouissement. Le point de départ de la pédagogie ne doit pas civiliser, mais former des personnalités libres, des caractères souverains ; aussi la volonté jusqu'ici brutalement opprimée doit-elle cesser d'être affaiblie. Du moment qu'on n'affaiblit pas l'impulsion vers le savoir, pourquoi affaiblirait-on l'impulsion vers le vouloir ? Si on cultive celui-là, qu'on cultive également celui-ci.

L'opiniâtreté et la « méchanceté » des enfants ont autant leur raison d'être que leur soif de connaître. On stimule cette dernière avec zèle qu'on excite aussi la force naturelle de la volonté l'opposition. Si l'enfant n'apprend pas à se sentir lui-même, c'est justement la chose principale qu'il n'apprend pas. Qu'on ne réprime ni sa fierté, ni sa franchise. Contre sa pétulance, il me restera toujours ma propre liberté. Si sa fierté se transforme en obstination, l'enfant me fera violence, ce contre quoi je réagirai, car je suis un être aussi libre que l'enfant. Mais devrai-je me défendre en m'abritant derrière le rempart commode de l'autorité ? Non pas. Je lui opposerai la rigidité de ma propre liberté, de sorte que d'elle-même l'obstination de l'enfant tombera. Qui est un homme complet n'a pas besoin d'être une autorité. Et si la franchise devient de l'effronterie, elle perdra sa force devant la douce résistance d'une femme attentionnée, devant son tempérament maternel ou devant la fermeté d'un père ; il faut être bien faible pour appeler l'autorité à l'aide et l'on se trompe si l'on croit guérir l'enfant impertinent en faisant de lui un timoré. Exiger la crainte et le respect sont choses qui appartiennent au style rococo d'une époque révolue.
De quoi donc nous plaignons-nous quand nous regardons en face les lacunes de notre éducation actuelle ? De ce que nos écoles en sont encore au principe ancien, au principe du savoir sans volonté. Le nouveau principe est celui de la volonté, de la transformation du savoir. Partant de là, plus de « concordat entre l'école et la vie », mais que l'école soit vie et que, dans son sein, comme au dehors, on se fixe comme devoir l'auto-découverte de la personnalité. Que la culture universelle de l'école vise à l'apprentissage de la liberté, non de la soumission : être libre, voilà la vraie vie. L'éducation pratique reste bien en arrière de l'éducation personnelle et libre ; si celle-là donne le moyen de faire son chemin dans la vie, celle-ci procure la force de faire jaillir l'étincelle de la vie ; si celle-là prépare l'écolier à se trouver chez lui dans un monde donné, celle-ci lui apprend à être chez lui en son for intérieur. Tout n'est pas encore accompli quand nous nous comportons comme des membres utiles de la société. Nous ne pouvons y parvenir pleinement qu'à condition d'être des hommes libres, des individus qui créent et agissent par eux-mêmes.

L'idée, l'impulsion des temps nouveaux, c'est la liberté de la volonté. La pédagogie doit donc se proposer, comme point de départ et comme fin, la formation de la libre personnalité. Cette culture qui est vraiment universelle, parce que le plus humble s'y rencontre avec le plus élevé, représente la véritable égalité de tous : l'égalité des personnalités libres, car la liberté seule est égalité. Nous avons besoin désormais d'une éducation personnelle. Si l'on veut donner un nom en « iste » à ceux qui suivent ces principes, je choisirais, pour ma part, celui de personnalistes. ( ... )

Pour conclure et exprimer en peu de mots le but vers lequel notre temps doit mettre le cap, c'est la disparition nécessaire du savoir sans volonté et le lever du savoir conscient de soi, qui s'accomplit dans l'éclat du soleil de la personnalité libre. Cela pourrait se concevoir ainsi : savoir doit mourir pour ressusciter comme volonté et se recréer quotidiennement comme personnalité libre.

circa 1843.
(Source : extrait sélectionné par l'Université populaire de Montreuil - brochure Montr'UP n°3 juin 2009)

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