Un extrait de L'aventure hippie de Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy

(Éditions 10/18, département d'Univers Poche, 2004. Pages 286-287)

Le corps éclaté

Casquette sur l'oeil et musette à casse-dalle en bandoulière, un prolo sexagénaire monte, un soir de 1972, dans le bus qui le ramène du turbin. Flagada, éteint. Mais il aperçoit les deux filles et les deux garçons qui, installés sur la banquette arrière, en jeans et sandales, les cheveux sur leurs drôles de blouses à fleurs et leurs vestes de cow-boys, sourient et chantent. Il en oublie de s'asseoir, s'approche, leur parle. Il les trouve gentils, se marre bien et n'hésite que pour la forme quand ils lui proposent d'aller prendre un pot chez eux. C'est sur son chemin, il ne restera qu'un instant. « Chez eux », c'est en communauté. Sept ou huit filles et presque autant de garçons installés dans une vaste bicoque délabrée, qu'ils retapent. Tout étonne Marcel le visiteur : l'accueil chaleureux, le jointos frais roulé, le goût aigrelet de la bière de Zottefem, les disques empilés partout, la nudité des filles sous leurs tuniques translucides et, surtout, le manque total de jalousie des garçons. Mais il trouve tout ça très bien, et sa bonne humeur achève de séduire les communards. Il accepte de partager leur frichti au riz complet et de téter un nouveau joint, puis, défoncé comme une gamelle, de prendre un bain requinquant avec Yolande et Monelle, deux des filles. Savonné, frictionné, massé, papouillé, Marcel plane en plein conte de mille et une nuits... C'est seulement après deux jours qu'il émergera de son rêve. Quarante-huit heures de béatitude dans les fumets de hasch et les rires complices des filles. Le second soir, Marcel en aura trois en même temps, jeunes et douces, dans son lit. Il ne leur a rien demandé. C'est parce qu'il est sympa par nature, ce bonhomme, qu'elles font l'amour avec lui. Spontanément. Pour lui faire plaisir, mais aussi par désir. Et puis, soudain, Marcel se souvient, horrifié : «Merde ma femme ! mon boulot ! Faut que je rentre...» Consternation. Comme lui, on avait oublié. On le laisse partir à regret, sur des promesses de revoyure qu'il ne pourra, se doute-t-on, jamais tenir.

"Tout manquerait si le sexe manquait"

L'épisode de «Marcel l'ouvrier», comme on dira sans ironie ni condescendance, alimentera longtemps la polémique avec les copains gauchistes.
«II nous a remerciés en disant que ces deux jours avaient été les plus heureux de sa vie», s'attendrissent les communards. «Cadeau empoisonné ! Vous l'avez frustré à jamais en le renvoyant à son travail et à son ennui», morigènent les aficionados de la lutte des classes. À leur rigorisme crypto-bourgeois, nous opposons la certitude que la pleine liberté de nos mœurs peut seule, plus sûrement que les armes, commencer à saper les fondements du vieux monde. Comme Walt Whitman, nous sommes persuadés que «tout manquerait si le sexe manquait». Nous revendiquons le plaisir comme principe de réalité - et de vie. «Faites l'amour, pas la guerre...» Du jamais entendu dans l'histoire occidentale ! Pas, en tout cas, avec une évidence, une force, une sincérité si innombrablement partagées.

© Éditions 10/18.

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