"Plus je
fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour ; plus je fais l'amour,
plus j'ai envie de faire la révolution."
Slogan de mai 68.
L'année 2008, marquant le 40ème anniversaire des mouvements de 1968, sera pour nous l'occasion d'éclaircir, de mettre en valeur l'actualité de ce que l'on convient d'appeler "l'esprit de 68", qu'un certain candidat à l'élection présidentielle de 2007 (aujourd'hui président) a promi d'éradiquer.
En France, les médias restent en général focalisés sur les évènements parisien du mois de mai. Il ne faut pas pourtant oublier que, d'une part, des révoltes étudiantes ont lieu non seulement dans plusieurs villes françaises mais aussi dans de nombreux pays, et que, d'autre part, ces évènements représente un point culminant d'un mouvement déjà amorcé quelques années auparavant.
Le milieu des années 60 est marqué par une intense floraison
culturelle, utopique et révolutionnaire.
En 1959 le triomphe de la révolution cubaine, conduite par Castro et
Guevara (assassiné en 1967) fait naître d'immenses espoirs chez
les peuples opprimés et chez tous ceux qui rejettent les exploitations
impérialistes et capitalistes. En même temps il fait peur aux impérialistes,
au premier rang desquels le gouvernement des Etats-Unis défendant les
intérêts économiques de ses grandes sociétés
(agricoles et pétrolières et particulier), qui craignent la contagion
et vont durcir la répression à l'intérieur comme à
l'extérieur (en s'appuyant notamment sur les dictatures militaro-facistes
ou en intervenant militairement). En particulier les bombardements massifs sur
le Vietnam du Nord qui commençent en 1965 et l'engagement de G.I.'s de
plus en plus nombreux à partir de cette date (essentiellement de jeunes
conscrits).
Aux Etats-Unis, les révoltes étudiantes, se cristallisant autour du refus de la guerre au Vietnam, se multiplient sur les campus américains dès 1964 - et plus encore à partir de 1967 - et font l'objet d'une répression violente : dans plusieurs villes les policiers et miliciens tirent sur les étudiants désarmés et font de nombreux morts. Tandis que les noirs victimes d'un apartheid de fait et - au mieux - considérés avec paternalisme, se heurtent à une répression encore plus dure en tentant de faire valoir leurs droits (la plupart des leaders seront assassinés).
La révolte contre la guerre sera aussi portée par le mouvement pacifiste hippie ("Peace and love") véritable révolution culturelle et populaire issue de la jeunesse. Ce mouvement, marqué par l'influence des poètes de la "Beat génération", des cultures orientales et par celle des amérindiens, véhicule une puissante utopie remettant en cause les fondements de la société occidentale capitaliste et puritaine. Libre sexualité, vie communautaire, drogues "psychédéliques", mystiques orientales, sont autant d'expériences foisonnantes vers une conception radicalement autre de la société et de la vie. Le point culminant en sera l'éphémère "Summer of love" de l'été 1967 à San Francisco.
Voir la programmation en hommage au "Summer of Love"
(été 2007) sur ARTE
et le dossier de la bibliothèque
de Montreuil. |
Enfin en Chine commence en 1966 la "révolution culturelle" (avec le mouvement des gardes rouges) qui consistera surtout en purges du parti et à envoyer tous les intellectuels dans les campagnes. En France, loin d'une réalité chinoise idéalisée, les idées maoïstes acquièrent en 1968 une certaine vogue parmi les gauchistes.
En France, cette époque est marquée par une forte croissance économique, dont les bénéfices tardent à être redistribués. La conception des rapports des patrons envers les ouvriers est de type autoritaire et/ou paternaliste. L'industrie encore puissante utilise largement les travailleurs immigrés maghrébins, victimes d'un racisme tenace, quelques années après la fin de la guerre d'Algérie (1962) et le massacre - par la police, dirigée par l'ancien collaborateur Maurice Papon - de centaines (ou milliers ?) de manifestants algériens le 17 octobre 1961 à Paris. |
La période est également marquée par un essor progressif de la consommation : on construit des HLM à tour de bras et la voiture individuelle se généralise, la télévision fait son entrée massivement dans les foyers pour y distiller le rêve consumériste, le "spectacle" de la marchandise.
D'un point de vue démographique, le milieu des années 60 marque
l'arrivée à la fin de l'adolescence de la génération
du "Baby-boom". Ces nombreux jeunes essayent de se faire une place
dans une société de vieux, patriarcale, uniforme, sclérosée,
rigide, notamment sur le plan sexuel.
Ainsi en France la figure de "tante Yvonne" (l'épouse du général-président
De Gaulle) est-elle particulièrement emblématique d'un puritanisme
archaïque. Rappelons en particulier qu'en France la contraception n'a été
autorisée qu'avec la loi Neuwirth du 28 décembre 1967, et encore, cette loi
ne sera-t-elle véritablement appliquée qu'à partir de 1972, voire 1974
pour la contraception orale (la pilule). L'avortement est lui totalement illégal.
Pour tous ces jeunes que leur libido travaille, faire l'amour c'est à
chaque fois prendre le risque d'une grossesse non désirée, et
avorter clandestinement c'est prendre un risque mortel.
Dans ce contexte, les livres de Simone de Beauvoir (Le deuxième sexe,
paru en 1949) et plus encore ceux de Wilhelm
Reich, (La lutte sexuelle des jeunes, La révolution
sexuelle) traduits pour la première fois en français par
Boris Fraenkel en 1966 - ce qui lui vaudra d'ailleurs l'exclusion de son groupe
trotskyste - (mais déjà diffusés en Allemagne) font l'effet
de bombes conceptuelles et mettent le feu aux poudres.
En particulier deux conférences sur Reich qui ont lieu à Nanterre l'une en mars 1967 et qui conduit aux premiers incidents (voir plus loin), l'autre le 21 mars 1968, la veille du 22 mars, jour de l'investissement des locaux administratifs de l'université, qui marque le début des "évènements".
Reich apparaît dans une chanson de Philippe Val : Soixante-huit.
C'est ainsi que mai 1968 est d'abord la "révolte sexuelle de la jeunesse"
pressentie dès les années 30 par Reich (à la fin de son ouvrage L'irruption
de la morale sexuelle). Les premiers incidents, à la faculté
de Nanterre, tournent autour de la revendication sexuelle : revendication de
l'accès aux logements étudiants (non mixtes) en mars 1967, interpellation
du Ministre sur "la question sexuelle" en janvier 1968. Voir notre
page sur l'origine sexuelle du mouvement
de mai 1968 dans laquelle nous citons plusieurs sources et présentons
une série de tracts faisant directement référence aux revendications
sexuelles.
Cette révolte s'accompagne d'un rejet du modèle familial patriarcal,
clairement identifié comme brique de base de la construction d'une société
autoritaire et anti-sexuelle.
Les mouvements de 1968 sont également porteurs d'une revendication de transformation radicale de la société capitaliste. En France le mouvement artistique et intellectuel situationniste, né à la fin des années 50 s'oppose à la guerre d'Algérie, met en lumière l'idéologie capitaliste aliénante et se construit politiquement autour du mot d'ordre d'inspiration anarchiste : "Tout le pouvoir aux Conseils d'ouvriers". Les textes de Guy Debord (La société du spectacle, 1967), de Raoul Vanegem (Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes génération, 1967) ou la brochure De la misère en milieu étudiant..., distribuée en 1966 préparent le terrain. Terrain sur lequel les situationnistes "enragés" seront constamment présent au sein en particulier du "mouvement du 22 mars". |
Les mouvements de 1968 sont donc porteurs d'une utopie radicale, anti-capitaliste
et libertaire (même si trotskystes et maoïstes s'inviterons à
la fête), rejettant les hiérarchies et les valeurs dominantes
: argent, travail, famille, patrie... L'abolition
du travail est à l'ordre du jour. "On arrête tout, on réfléchi et c'est pas triste" : ce foisonnement utopique est particulièrement bien rendu dans les passionnantes planches dessinées par Gébé de 1969 à 1974, regroupées sous le titre L’an 01 et rééditées par L’association en 2000. |
Le mode d'action, comme ce qui est visé comme objectif, est l'auto-organisation à la base - indépendamment des syndicats (d'étudiants ou de travailleurs), facteurs d'intégration au Système, et indépendamment des factions et partis politiques - et la convergence entre étudiants et ouvriers.
Sur mai 1968 en France on peut voir notamment les films documentaires
suivants :
Le droit
à la parole et
Le joli moi de mai, du collectif A.R.C. (1968)
Le pouvoir
dans la rue, de Alain Tanner (1968)
La socièté
est une fleur carnivore, de Guy Chalon (1968)
Les Lycéens
ont la parole, émission TV Dim Dam Dom (1968)
Le fond
de l'air est rouge, Chris Marker (1977)
D'un bout
à l'autre de la chaine, du groupe Cinéthique (1978)
Reprise,
de Hervé Leroux (1995)
Des mouvements de révolte de la jeunesse (étudiante et lycéenne) ont lieu presque simultanément dans divers pays du Monde. Pour plus de détails voir le dossier de Courrier International n°894-895 du 20 déc. 2007, p.39-62.
- Aux Pays-Bas, le mouvement Provo (1965-1967), précurseur des mouvements
écologistes, anticipe les mouvements de 1968 en manifestant de manière
festive contre la pollution, le travail aliéné, le racisme ou
le militarisme. Lire une présentation
sur le site de
la revue Multitudes.
- En Allemagne, où les anciens bureaucrates du régime nazi sont
toujours en place, les étudiants se mobilisent contre la guerre du Vietnam,
face à "l'indifférence criminelle" de la population,
et contre l'immobilisme étouffant d'une société autoritaire
et sans morale, refoulant un passé sordide, et tout entière tournée
vers la réussite matérielle. L'un des leader syndicaux étudiants,
stigmatisé par la presse du pouvoir, fut victime d'un attentat.
Berlin 1968 du collectif A.R.C. (1968).
- En Angleterre aussi les étudiants manifestèrent contre la guerre
du Vietnam.
- Aux Pays-Bas, la contestation est inspirée par le mouvement Provo.
- L'Italie est un pays sous le contrôle direct de la C.I.A. depuis la
fin de la guerre (mise en place du réseau Gladio pour faire
face au "péril communiste"). Celle-ci s'appuit localement sur
la mafia, les groupes fascistes et les dirigeants corrumpus de la démocratie-chrétienne
(cf. le scandale de la loge P2). Dans cette société vérouillée
les étudiants se révoltent et font face comme ailleurs à
une répression violente.
- En Grèce, en Espagne, au Portugal où régnent trois dictatures
militaro-fascistes, la contre-culture de 1968 s'oppose à un pouvoir plus
directement oppressif (y compris sur le plan des moeurs) mais qui n'en a plus
que pour quelques années.
- Aux Etats-Unis les mobilisations contre la guerre du Vietnam continuent, en
même temps que les émeutes raciales et les assassinats politiques
(Martin Luther King, Malcolm X, etc.). Les hippies peu politisés communient
dans la musique, le sexe et le LSD, tandis que des groupes activistes (les Diggers
et les Yippies) présentent à la convention Démocrate de
Chicago (1968) leur mascote - un cochon - comme candidat aux élections
présidentielle ("pig for president"). S'en suivra le fameux
procès
des "sept de Chicago" (lien vers un site universitaire, en anglais).
Les films du collectif Newsreel (dont No game (1967) et Yippie
(1968)),
Black Panthers de Agnès Varda (1968),
La sixième face du Pentagone, de F.Reichenbach & C.Marker (1968),
Ice,
de Robert Kramer (1969),
A la recherche de mon Amérique de Marcel Ophüls (1970),
Winter soldier du collectif Winterfilm (1972),
Les diggers de San Francisco, de A.Gaillard & C.Derensart (1998),
Following Sean de Ralph Arlick (2004).
- A Brasilia, la police investi les campus, il y aura quelques morts et de nombreuses
arrestations.
Barra 68 - Sem perder a ternura, de Vladimir Carvalho (2001).
- A Mexico, le mouvement étudiant se déroule dans les mois qui
précèdent la tenue les Jeux Olympiques. Le C.I.O. - Comité
International Olympique - demande alors au gouvernement mexicain, une dictature
dirigé par le PRI - Parti Révolutionnaire Institutionnel (sic)
-, de liquider le problème au plus vite. Le 2 octobre 1968, alors que
les étudiants et enseignants grévistes sont rassemblés
sur la place des trois cultures à Tlatelolco pour un meeting où
doit justement être annoncé une trève à l'occasion
des J.O., l'armée et la police encerclent la place et ouvre le feu sur
les assistants désarmés. C'est un véritable massacre qui
est perpétré, jusque dans les appartements des immeubles où
les étudiants cherchent à ce réfugier. Le bilan sera de
plusieurs centaines (plusieurs milliers ?) de morts.
El Grito de Lebardo Lopez Aretche (1968),
Ni olvido, ni perdon, de Richard Dindo (2003) ; ainsi que la reconstitution
du massacre dans le film
Rojo amanecer, de Jorge Fons (1989).
- Le Japon est lui aussi le théatre de révoltes estudiantines
et sociales.
Kashima paradise de B.Deswarte & Y.Le Masson
(1973)
- Même dans le monde arabe, l'influence de la libération
sexuelle se fait sentir dans les milieux étudiants : on voit des minijupes
à Beyrouth.
- En Europe de l'Est, dans un autre contexte répressif, a lieu le printemps
de Prague. Là encore, sous l'impulsions des artistes et des intellectuels,
le peuple réussi à entrouvrir un espace de liberté, qui
sera rapidement refermé par les troupes du Pacte de Varsovie.
- Sans compter tous les autres pays (sur lesquels nous manquons d'information)
où le vent de la liberté souffla en ces années là.
Le mouvement de contestation de l'ordre social par la jeunesse en 1968 est un mouvement mondial. Partout, que l'on se trouve sous un régime de dictature où en "démocratie", la réponse du pouvoir est la même : la répression par la violence.
"Ce n'est qu'un début, continuons le combat." Slogan de 1968. Bien que sur le moment, en France, les évènements s'achèvent avec les accords de Grenelle qui ne concèdent qu'une augmentation de pouvoir d'achat aux travailleurs, quelques jours de congés payés (d'où l'expression "sous les pavés... la plage") et quelques facilités pour les syndicats, l'influence de 68 sera profonde et durable sur la décénnie qui va suivre, et elle se fait sentir encore jusqu'aujourd'hui. |
Mouvement de fond, visant à une transformation radicale de la société,
le mouvement de 1968 n'atteindra pas ses objectifs en raison de l'action conjointe
du gouvernement et des syndicats.
Pourtant les dominants ont eu vraiment peur : De Gaulle se rend en Allemagne
pour ramener près de Paris les divisions blindées qui y étaient
stationnées (cela aurait pu être Tien-an-men à Paris !)
ou comme en témoigne l'anecdote de Jacques Chirac venant négocier
rue de Grenelle avec un pistolet dans sa poche.
En réalité l'échec du mouvement est avant tout l'oeuvre
du syndicat CGT (d'obédience stalinienne) qui empécha les rapprochements
entre étudiants et ouvriers, puis qui récupéra le mouvement
à son profit en négociant l'augmentation des salaires. Augmentation
que les patrons n'eurent aucun mal à accorder étant donné
la conjoncture économique.
Du coté de la lutte contre le patriarcat, il n'y eu pas non plus de
résultat immédiat : malgré les déclarations d'intentions,
les milieux militants, pour l'essentiel, étaient et resterons encore
longtemps marqués par le machisme. Il faudra que les femmes prennent
directement en main la lutte pour faire bouger les choses.
De fait la décennie 1970 a été marquée par les luttes féministes notamment pour
"le droit à disposer de son propre corps " : notamment pour
la contraception et l'avortement - autorisé qu'avec la loi Veil du 29 novembre
1974 - et contre les relations patriarcales ("merci chéri, merci
papa, merci patron").
Où est-ce qu'on se "mai" ? de Ioana Wieder
(1976), Mais
qu'est-ce qu'elles veulent ? de Coline Serreau (1977).
Parallèlement commencèrent les luttes homosexuelles, avec en particulier
le FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire).
F.H.A.R. de Carole Roussopoulos (1971),
Manifestation contre la répression de l'homosexualité,
du Lézard du péril mauve (1977). La dépénalisation
de l'homosexualité n'intervint finalement qu'en 1982. Sur l'histoire
du mouvement homosexuel lire l'analyse
de Yves Roussel, paru dans la revue Temps modernes.
Mais après les premières victoires, ce sera la démobilisation
due notamment à l'absence d'un projet féministe humaniste. Voir
les errances du féminisme.
La libération sexuelle sera de courte durée et restera superficielle.
Voir dans les FAQ : la révolution
sexuelle n'a-t-elle pas déjà eu lieu ?
Les expériences communautaires se multiplièrent également après 1968, remettant en cause le couple, la famille et les relations sociales et de travail. S'il y eu des moments de grâce (lire l'anecdote Marcel l'ouvrier), la plupart des communautés se dissolvèrent au bout de quelques années surtout en raison des tensions internes : on ne surmonte pas sa névrose en quelques mois. Certaines communautés se sont malgré tout maintenues jusqu'à aujourd'hui (exemples en France : Longo Maï, La Nef des fous, Frayssinous) mais leurs membres se sont largement renouvellés et les expériences de communauté sexuelle n'ont pas survécues bien longtemps en raison des névroses, de la peste émotionnelle dont pouvaient être porteurs certains communards et en raison du retour à l'ordre puritain des années 80/90. Voir aussi une analyse sur le site Increvables Anarchistes.
Plus riche et plus durable fut l'expérience des communes AA (de l'Organisation d'Analyse Actionnelle : AAO), sous l'impulsion de Otto Muehl, artiste avant-gardiste autrichien, tirant son inspiration de l'oeuvre de Wilhelm Reich, furent créées un ensemble de communautés (dans plusieurs pays d'Europe) avec une démarche originale :
Partant du principe qu'il est peu efficace de suivre une psychothérapie pour s'émanciper sans pour autant quitter son environnement aliénant, O.Muehl et ses compagnons décident qu'il faut, pour se débarasser de ses névroses, tout à la fois suivre un programme thérapeutique - se sera l'analyse actionnelle, pratiquée en groupe - et recréer de nouvelles conditions sociales : la vie en communauté permettra de s'affranchir de la "petite famille" - creuset de la névrose - et de l'exclusivité sexuelle étouffante du couple. Les communes AA seront donc résolument des communautés sexuelles. Voir notre page consacrée au mouvement AA.Fort typique de l'évolution sociale de l'après 68 est l'évolution d'un lieu expérimental français : l'Espace du possible. Projet issu de la psychologie humaniste et influencé par l'antipsychiatrie, l'Espace est un lieu autogéré où l'on expérimente de nouvelles psychothérapies (Rebirth, Bio-énergie, etc.) en même temps qu'un véritable "baisodrôme" dans les premières années qui suivent sa création (1977). Petit à petit l'esprit initial se perd, conduisant au départ de la plupart des fondateurs, et le lieu - sexuellement assagi et en quête de "respectabilité"- devient une vitrine des techniques de "développement personnel" florissant dans les années 90, de moins en moins autogéré et de plus en plus commercial.
Les années 1970 voient l'éclosion d'un ensemble de lieux de vie où s'expérimente l'antipsychiatrie, en particulier - en France - sur l'initiative de Maud Mannoni et Fernand Deligny. Ces lieux communautaires accueillent des personnes socialement inadaptées ("handicapés mentaux", jeunes délinquants) leur permettant ainsi d'échapper, au moins temporairement, à l'enfermement des hôpitaux psychiatriques. Voir notre fiche de lecture du livre de Claude Sigala consacré à l'expérience du Coral.
Les années 70 voient surgir de nouvelles formes de luttes sociales directement influencées par les idées novatrices de 68.
Au Larzac, les paysans s'opposent à l'extension
du camp militaire, décidée en 1971, qui doit les exproprier. Ils
reçoivent un soutien de la France entière, nombreux sont ceux
qui déchirent alors leur livret militaire et des "hippies"
viennent s'installer temporairement ou pour des années sur les terrains
menacés, avec le mot d'ordre "Gardarem lo Larzac".
Après 10 années de tenacité, les autorités renonceront
à l'extension du camp (1981). "Nous avons gagnés car
nous étions les plus faibles" lira-t-on sur les pierres du
Causse.
Voir notamment le film : Tous
au Larzac,
de Christian Rouaud (2011).
A la pointe du Finistère, les habitants de Plogoff
s'opposent à la construction d'une centrale nucléaire, décidée
en 1978. Pendant des mois (début 1980), et avec le soutien de sympatisants
venus de toute la France, ils tiendront bon malgré les intimidations,
les incarcérations, les charges de CRS, jusqu'au retrait du projet, puis
son abandon définitif en 1981 (à la faveur du changement de gouvernement).
Voir notamment le film :
Plogoff, des pierres contre des fusils, de Nicole Le Garrec
(1980).
A Besançon, les patrons de la manufacture d'horlogie
Lip ferment ses portes au printemps 1973. Qu'à cela ne tienne : les ouvriers
les rouvrent. Avec le mot d'ordre : "on fabrique, on vend, on se paye"
débute l'une des expérience les plus marquante d'autogestion.
Là encore, le soutien venu de la France entière permet la survie
de l'entreprise tombée aux mains de ses employés. Les employés
gèrent collectivement leur entreprise en dépit du syndicat CGT
qui voulait les faire rentrer dans la légalité. Peu après
la reprise, début 1974, par un gestionnaire finalement désigné
après des négociations avec le gouvernement, ce dernier torpille
l'entreprise - pourtant viable - en ne respectant par les accords passés
(payement des dettes) en lui retirant les commandes de Renault (entreprise alors
publique) et en faisant pression sur les autres clients et fournisseurs importants.
"Il faut les punir" commente Giscard, le président
de la République (Chirac est le premier ministre). Il s'agit aussi de
prévenir la contagion par l'exemple, au moment où les effets du
choc pétrolier vont se faire sentir.
A pas lentes, du collectif Cinélutte (1979),
Les Lip, l'imagination au pouvoir, de Christian Rouaud (2006) Lien
vers le site du film et sa documentation.
Ce qui restera de plus positif se sera l'expérience collective
de nouvelles relations entre les personnes, comme l'a fort justement pointé
Roger Dadoun dans son analyse du conflit Lip (à lire dans cet extrait
de Cent fleurs pour Wilhelm Reich, § "démocratie
du travail").
En occident, les années qui précèdent et suivent 1968,
sont les plus riches de la seconde moitiée du XXème
siècle, tant sur le plan artistique que dans les sciences sociales.
Une véritable culture populaire (par le peuple, pour le peuple, mettant
en scène le peuple) fait irruption sur une scène culturelle dominée
par la médiocrité bourgeoise (exception faite bien sur de quelques
géniaux précurseurs).
Le cinéma, qui est le plus jeune des arts n'avait pas encore atteint la maturité. Dans les années 1950 il était dominé par le classicisme des productions propagandistes hollywoodiennes vendant le rêve américain, où celui du "cinéma de papa" en France. Au début des années 1960, la nouvelle vague (française, britannique - "les jeunes gens en colère" : Lindsay Anderson, Karel Reisz, Tony Richardson, Richard Lester, etc. -, tchécoslovaque...) et l'explosion du cinéma expérimental (notamment américain) va bouleverser l'esthétique du cinéma, à travers des expériences tous azimut, subvertisants chacune à leur manière l'ordre ancien.
Cela va des films intimistes (Philippe Garrel, Jean Eustache, Agnès Varda) aux films populaires jubilatoires (Luc Moullet, Roger Corman, Sergio Leone, Seijun Suzuki) et érotiques (Jess Franco, Russ Meyer, Pier Paolo Pasolini, Jens Jörgen Thorsen, Kiyu Yoshida) en passant par des oeuvres socio-politiques (René Vautier, Claude Faraldo, Alain Tanner, Claude Goretta, Peter Brook, R.W. Fassbinder, Volker Schlöndorff, Francesco Rosi, Shohei Imamura, Mohammed Lakhdar Hamina, Ousmane Sembène) et un cinéma engagé d'une grande exigence (Chris Marker, Costa-Gavras, Peter Watkins, Harun Farocki, Robert Kramer). Impossible de citer tous les auteurs qui ont compté. Cette énumération est d'ailleurs tout à fait vaine : elle n'est là que pour donner une idée du foisonnement absolument unique de ces années. Le point commun de toutes ces oeuvres est qu'elles mettent en scène le grand oublié des livres d'histoire : l'homme du peuple. C'est aussi le moment où se constituent de multiples collectifs qui vont sur le terrain pour donner la parole à ceux qui ne l'ont jamais eu (prolétaires, paysans, femmes, afro-américains, immigrés, handicapés, colonisés...). Voir notre filmographie.
La culture hippie est le phénomène culturel majeur des années 60/70 : libre sexualité, vie en communauté, pacifisme, proximité avec la nature, drogues psychédéliques, musique folk et influences orientales (et amérindiennes) en sont les principales lignes de forces. Voir nos liens.
Dans le domaine de la pensée, l'époque vit se développer une critique radicale du Système dans ses fondements. Caractéristique rare, l'objet des sciences sociales (la société) put être étudié en mettant à plat tous les a priori et tous les préjugés, véhiculés implicitement ou non par le cadre de pensée dominant. Notamment les a priori sur la nature humaine et l'ordre social "naturel". C'est à dire à l'opposé des pseudo-intellectuels d'aujourd'hui dont la pensée est circonscrite à l'intérieur de l'idéologie du néo-libéralisme. "L'imagination au pouvoir", ce n'est pas un simple slogan, c'est la condition même de toute pensée novatrice et radicalement critique. Et cela s'oppose au "réalisme" érigé en valeur.
Parmi les chercheurs qui réussirent alors à penser hors du cadre dominant, il faut notamment citer Michel Foucault (Histoire de la folie à l'age classique, 1972), Jean Baudrillard (La société de consommation ; Le système des objets, 1968), Herbert Marcuse (L'homme unidimensionnel ; Eros et civilisation) et l'école de Francfort, Pierre Bourdieu (La distinction), Eugène Enriquez (De la horde à l'Etat), Constantin Castoriadis (L'institution imaginaire de la société), Gilles Deleuze, Ivan Illich (Une société sans école), Guy Debort (La société du spectacle, 1967), Raoul Vaneigem (Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, 1972) et les situationnistes. Ces auteurs sont toujours aujourd'hui les références les plus pertinentes (avec quelques unes plus anciennes, et très peu de plus récentes) pour comprendre et dépasser la système idéologique néo-libéral. Voir notre bibliographie. Voir le film sur l'expérience de l'université de Vincennes : Le ghetto expérimental, de A.Schmedes & J.-M. Carré (1975).
Dans tous les domaines ces années furent un âge d'or. Depuis la fin des années 70 force est de constater un tarissement général de la créativité artistique et de la pensée critique.
Les institutions servant à encadrer les individus, toutes plus
ou moins construites sur le modèle de la prison (comme Michel Foucault
l'a montré), sont dévoilées dans leur rôle répressif.
La maternité, l'école, la caserne, l'église, le stade,
l'université, la prison, la médecine, l'hôpital, l'hôpital
psychiatrique, l'usine, les bureaucraties, sont mises en cause dans leur structure
même.
Les années qui suivent 1968 voient ainsi advenir en théorie et
en pratique (restant le plus souvent marginale) :
Le "retour à la nature" n'est pas seulement limité à la constitution de communautés rurales. Il s'agit aussi de la prise de conscience des dangers que le système capitaliste et son idéologie prédatrice et morbide fait courir à l'équilibre de la planète. Ainsi que du déséquilibre psychique qui résulte de la vie aliénée de part sa séparation d'avec la nature.
Après l'éphémère mouvement Provo (1965-67), c'est au tout début des années 70 que Greenpeace se créé et monte sa première action qui consista à s'interposer physiquement pour empécher des essais nucléaires Américains. C'est en 1970 que le club de Rome théorise la critique de la croissance économique.
Il faudra des décennies de lutte opiniatre (et tant de saccages et de catastrophes écologiques) pour que ces certaines de ces idées commencent enfin à être admises dans les cercles gouvernementaux. Et encore dans une version qui ne remette surtout pas en cause les profits capitalistes.
Il est notable de constater que les principales organisations de défense
des droits humains et de l'environnement naîtrons dans la foulée du mouvement
soixante-huitard (Amnesty, Survival, Greenpeace...).
La parcellarisation des luttes en une miriade de causes et d'associations permettra
certes à la critique et l'engagement politique de se diffuser largement
au sein de la société. Néanmoins les objectifs de transformation
sociale radicale sont dans la plupart des cas évacués au profit
d'une vision réformiste qui ne remet pas en cause le système dans
sa globalité mais seulement ses prétendus "dysfonctionnements".
Ces compromis expliquent en grande partie l'échec relatif de toutes ces
luttes.
Au milieu des années 70 il devient évident que les tentatives
d'émancipations avaient partout échouées : "there's
no future" éructe Sid Vicious le chanteur des Sex Pistols
dans un accès de rage impuissante, vers 1975 (dans la chanson "God
save the queen").
Ebranlé dans ses bases, le système capitaliste "libéral"
(les classes dominantes, les Etats) a tombé le masque et fait donner
ses chiens de garde (police, armée, milices, presse réactionnaire
et syndicats). La désillusion est à la mesure des espoirs soulevés
par la mobilisation populaire.
Les drogues des désespérés (héroïne - dont
la diffusion est à mettre à l'actif du F.B.I. qui l'a utilisé
pour briser le mouvement noir américain) et des yuppies (cocaïne,
amphétamines) ont remplacé les voyages psychédéliques
et les derniers jusqu'au-bout-istes rêvent qu'ils pourront déclancher
l'insurrection populaire en posant quelques bombes sur des cibles symboliques
(Brigades rouges (Italie), Fraction armée rouge (Allemagne), Action directe
(France), - mention spéciale pour les militants du Weather underground
(Etats-Unis) qui eux ne firent aucune victime et ne furent jamais capturés).
The Weather
underground, de S.Green et B.Siegel (2004).
Les gouvernements auront alors beau jeu de discréditer la contestation
et de durcir la répression, faisant preuve d'une violence encore plus
grande, et n'hésitant pas parfois à utiliser la provocation et
à instrumentaliser les groupes fascistes (exemples : les attentats de
Milan, les plus meurtriers des années 60/70, et l'assassinat
de l'anarchiste Pinelli - lien vers le site Increvables Anarchistes).
C'est déjà sous la présidence de Pompidou (1969-1974)
que les classes dominantes préparent une nouvelle phase du capitalisme.
En effet après la mise en place du néo-colonialisme qui met en
coupe réglée les pays du Tiers-monde, il s'agit de trouver d'autres
terrains de conquêtes : ce sera le secteur public des pays Occidentaux.
Cette nouvelle conquête (la privatisation des services publics - héritage,
en France, du Conseil National de
la Résistance) débutera de façon effective
d'abord aux Etats-Unis avec Reagan (élu en 1981) et en Grande-Bretagne
avec Thatcher (élue en 1979), dirigeants directement formés
par les économistes
idéologues de l'école de Chicago* (Milton Friedman et ses acolytes
; Friedrich Hayek en Grande-Bretagne). Le néo-libéralisme atteindra
la France en mars 1983 sous la présidence de Mitterand : virage de
la "politique de rigueur" adopté
par le troisième gouvernement de Pierre Mauroy - qui cédèra
la place en 1984
à Laurent Fabius.
*Le laboratoire du néo-libéralisme sera dès 1973 le Chili de Pinochet : lieu idéal pour ces défenseurs de la "liberté" économique.
Dans tous les domaines se sont les logiques de profit qui s'imposent au détriment de la démocratie, de la santé, de l'environnement, de la culture, de la sécurité matérielle, du bien-être.
Les mouvements du printemps 1968 marquent l'avènement dans le monde d'une nouvelle classe sociale : la jeunesse. Celle-ci deviendra rapidement un segment de marché, les capitalistes sauront très rapidement orienter ses aspirations vers la consommation. Après tout, pour beaucoup de jeunes petits bourgeois entrainés par le mouvement de 68, mais sans réelle culture politique, il ne s'agira plus que de se faire une place au soleil de l'abondance matérielle. Cela explique qu'un bon nombres de soixante-huitards repentis se retrouvent par la suite dans la hiérarchie du capital, notamment dans les entreprises de marketing ou comme "penseurs médiatiques" : les "néo-réacs", contempteurs de "l'esprit de 68".
Après 1968, la publicité prendra un nouveau visage : le "jouir
sans entraves" des situationnistes se verra perverti pour devenir un appel
à la consommation sans limite. Après la pseudo libération
sexuelle, le marketting utilisera jusqu'à la corde la fibre libidinale,
jouant sur et créant de la frustration par de nouveaux "besoins"
pour entrainer les pulsions d'achat. Recherche illusoire du bonheur dans l'addiction
matérielle.
Féminisme, liberté sexuelle, militantisme, "modes" vestimentaires...
tout sera plus ou moins récupéré dans le grand bain consensuel
du marketing et des illusions libérales. Dans le nouveau
vocabulaire (novlangue) médiatique de l'idéologie néo-libérale,
la LQR,
"patron" devient "entrepreneur", "ouvrier" devient
"opérateur", "pauvre" devient "modeste", "clochard"
devient "SDF", "sous-prolétariat" devient "exclu",
"classe sociale" devient "catégorie sociale" etc.
La publicité en particulier réussit à vider de leur sens
politique certain mots tel que "révolutionnaire" (très
utilisé dans les publicités des années 70/80) qui prend
le sens de "innovation technologique" ou le mot "liberté"
(très utilisé en ce moment) qui devient synonyme de confort et
bien-être individuel.
Voir aussi l'exemple d'une publicité
pervertissant le féminisme.
Quand aux idées écologistes, quand elles finiront par s'imposer dans la société, multinationales et gouvernements s'en empareront à des fins de valorisation, en adoptant par exemple le concept absurde de "développement durable" (un parfait oxymore). Dans les logiques et les pratiques rien n'a encore changé comme en donne l'exemple de la promotion du bio-carburant éthanol (les cultures détruisent les dernières forêts primaires et le bilan énergétique est négatif) ou des OGM.
Seuls les projets de transformation sociale vraiment radicaux ne peuvent être assimilés par le néo-libéralisme.
Dans la plupart des médias au main du capital (ou de l'Etat), mai 68 est généralement réduit à un affrontement de personnes (Cohn-Bendit contre De Gaulle) selon le procédé typique de l'idéologie dominante : la personnalisation, destiné à vider l'évènement de son contenu politique. Voir notre résumé du film D'un bout à l'autre de la chaîne (Collectif Cinéthique, 1978) analysant le traitement médiatique des évènements à l'occasion de leur 10ème anniversaire. |
Consciemment ou non, la référence au mouvement de mai 1968 (et aux luttes et réformes qui ont suivis dans les années 70), évoque :
"L'esprit de 68" est la manifestation collective de la pulsion
de vie, une formidable aspiration à la liberté. C'est pourquoi son
souvenir reste si prégnant et suscite les engouements les plus enthousiates
comme les haines les plus féroces - du coté de ceux qui sont atteint
de peste émotionnelle.
Cette aspiration ne se limite bien évidemment pas à un évènement historique
ponctuel, elle chemine souterrainement dans toutes les sociétés qui répriment
la sexualité et la liberté et devient visible lorsque les conditions socio-historiques
y sont favorables.
Aujourd'hui la répression se fait plus subtile car l'idéologie
libérale repose sur les illusions de liberté (politique,
sexuelle, etc.) qui obscurcissent la conscience des individus aliénés
et donc démobilisés. Pour les pessimistes, l'époque
contemporaine réunit plus les conditions de l'avènement
d'un néo-fascisme que celles
d'une émancipation populaire. Pour les optimistes il est encore
possible de mettre en oeuvre une stratégie
pour évoluer vers la démocratie.
Quoi qu'il en soit, "l'esprit de 68" est immortel car la pulsion de vie renaît intacte avec chaque nouveau-né. Et il faut les efforts constants de tous les "éducastreurs" pour la mettre en cage.
"Les révolutionnaires seront des enfants ou ne seront pas, les révolutions seront un jeu d'enfant ou ne seront pas." Jules Celma dans L'école est finie.
Une sélection de liens, de films,
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"Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution ; plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour."