(Payot, Paris, 1975. Les numéros de pages se réfèrent à l'édition Payot & Rivages, 1999)
En 1973, douze cents travailleurs de l'horlogerie Lip de Besançon commencent
à mettre en application les principes d'autogestion économique
et sociale formulés en 1937 par Reich sous le nom de démocratie
du travail.
Ils sont conscients de l'originalité et de la hardiesse de leur action,
ils perçoivent avec lucidité les implications croissantes d'une
contestation vraiment radicale — ils ne savent pas qu'ils vont allègrement
à la rencontre de Reich.
En refusant le démantèlement de leur entreprise et les licenciements,
en occupant l'usine et en assumant eux-mêmes l'organisation de la production
selon le principe : « on fabrique, on vend, on se paie », les Lip,
comme on les appelle, s'affirment en franche opposition à tous les pouvoirs
établis et organisations officielles, par une série de refus majeurs
et convergents, extrêmement significatifs : refus de la légalité
bourgeoise qui, prise à son propre piège et tournée en
dérision, avoue sa foncière servilité à l'égard
des bénéficiaires de l'exploitation économique ; refus
des prétendues « nécessités » du système,
lequel se révèle, documents chiffrés à l'appui,
n'être que gros pillage et gaspillage des patrons et des hommes à
leur solde ; refus de prétendues « mesures » prises
à la hâte par l'État et le patronat étalant, sur
le mode du grotesque ou de la panique, une frivolité et une irresponsabilité
flagrantes ; refus de toute exploitation par les partis politiques
d'opposition (communiste, socialiste, notamment), qui cachent mal la crainte
phobique devant un mouvement qui, ignorant purement et simplement leurs prétentions
à être le savoir et la direction des masses laborieuses,
débusque leur fonction parasitaire ; refus de toute «
représentation » par les appareils syndicaux agissant obstinément,
surtout pour le plus important d'entre eux, comme facteur primordial d'intégration
au système d'exploitation.
L'ébauche d'une pratique autogestionnaire, même aussi circonscrite,
conduit à des bouleversements de plus en plus profonds ; les rapports
de travail se transforment : « pendant la lutte, tout a changé
: plus de division entre le personnel des bureaux et celui des machines, plus
de travail abrutissant, plus de chefs... » (Femmes de Lip, Libération
du 13-12-1973) ; d'autres aspects, généralement camouflés
ou refoulés, de l'expérience quotidienne, du vécu émotionnel,
entrent en jeu, et provoquent des effets contradictoires ; un essai d'égalisation
économique — « paie égale pour tous » — échoue,
et Raguenès cerne clairement les motivations caractérielles
à l'origine d'un tel échec : « derrière le salaire,
il y a la hiérarchie, et derrière la hiérarchie une image
conventionnelle du monde, des rapports sociaux entre les hommes. » Les
assemblées générales, où est censé advenir
et se déployer le discours multiforme et libre de la démocratie
du travail, restent soumises aux pressions émotionnelles de ceux qui
engagent dans le processus surtout leurs frustrations et leur irrationalité
— c'est le « petit noyau » dont parle Charles Piaget et qui, rivé
par « une présence constante » aux lieux où l'expérience
se parle, semble vampiriser l'énergie qui s'y libère.
D'autant plus précieux et éclairants apparaissent, en regard,
les développements souvent inattendus de l'affaire Lip. La religiosité,
dans sa dimension mystique, au sens reichien du terme, c'est-à-dire
comme irrationnel et stéréotype, est atteinte, si l'on en croit
Vittot : « Je suis chrétien de plus en plus et je pratique de moins
en moins... Je ne peux plus concevoir de prier à l'église côte
à côte avec un patron qui tout au long de la semaine fait ramper,
fait crever les gars. » Le corps lui-même enregistre des bénéfices
qui semblent relever de la végétothérapie : troubles psychiques
et maladies sont, affirment les Lip, en nette régression. Les relations
entre l'homme et la femme, entre l'adulte et l'enfant, la fonction répressive
de l'éducation, les problèmes de la haine, de l'amour, de la différence,
de la discrimination, etc. — tous aspects qui ressortissent chez Reich à
l'économie sexuelle — sortent de l'ombre, se dégagent
des tabous et des prohibitions, traversent hontes, retenues et fausses pudeurs,
et deviennent objet de discussion, centres d'intérêt, source de
réévaluations parfois radicales. Dissipées ou ébranlées,
ne fût-ce qu'un temps, les contraintes externes et les résistances
intérieures — émerge alors quelque chose comme un sens érotique
du travail, des relations sociales, de la réalité, que Ludmilla
Kita, saisissant l'événement en brèves et fulgurantes formules,
expose avec bonheur : « C'est une fête qui est empreinte d'une certaine
gravité... La danse c'était ça, autrefois. »
[...]
A l'instar des autres activités vitales, et notamment de l'activité
sexuelle, le travail est lié, dans son fonctionnement naturel, à
une émotion fondamentale de plaisir, il implique une forte demande et
une forte satisfaction libidinales. Voici une autre proposition centrale de
Reich : « Nous disons que le rapport de l'homme à son travail,
si ce dernier lui fait plaisir, est un rapport « libidinal » : comme
il y a relation étroite entre le travail et la sexualité
(au sens le plus large du terme), le problème du rapport de l'homme avec
son travail est en même temps un problème relevant de l'économie
sexuelle des masses humaines ; l'hygiène du processus de travail est
tributaire de la manière dont les masses humaines utilisent et satisfont
leur énergie biologique. Le travail et la sexualité puisent
à la même source d'énergie biologique. »
[...]
Réintroduisant dans l'acte de travail et son essentielle rationalité
et sa pleine dimension libidinale, la démocratie du travail appelle
un certain nombre de propositions et dispositions concrètes, dont
nous signalons les principales : le travail est défini
comme l'accomplissement d'une tâche d'intérêt vital
— critère suffisamment clair si on parvient à le dégager
des encombrements culturels et idéologiques, et qui déborde
les distinctions de classes socio-économiques, de catégories
professionnelles, de modalités, manuelles ou intellectuelles, de
production ; le concept de « travailleur » est élargi,
il désigne « tout homme accomplissant un travail d'intérêt
vital » ; toute forme de hiérarchie, toute «
autorité de commandement » selon la rigoureuse expression
de Péguy, sont refusées — seule étant admise l' «
autorité de compétence », toujours Péguy, compétence
indispensable et reconnue ; la démocratie du travail fonctionne
selon le principe de l'autorégulation, elle ne reconnaît
donc pas de pouvoir ou de contrainte qui lui soient extérieurs
et étrangers, elle n'admet aucune obligation qui n'ait été
préalablement examinée et décidée en commun
par un groupe organique de travail, en liaison avec d'autres unités
participant, à quelque échelon que ce soit, local ou international,
à un processus rationnellement déterminé de production
; l'organisation ne vise d'aucune façon des records de productivité,
elle répugne profondément à tout stakhanovisme,
elle cherche à assurer la qualité, la valeur hédonique
de l'acte de travail, par la diminution croissante du temps de travail,
l'intervention du travailleur aux différents stades du procès
de production, la variété et la rotation des tâches,
l'autonomie du travailleur dans l'accomplissement de sa tâche spécifique,
la multiplicité et l'intensité des relations sociales, tant
dans l'entreprise qu'à l'extérieur, etc.
Reich insiste avec force sur la liberté et la responsabilité des
masses — liberté et responsabilité dont elles ont certes été
frustrées, qui leur ont été volées par les systèmes
politiques et les idéologies, mais qu'en retour elles ne cherchent guère
à assumer, formées qu'elles sont à les abandonner, à
les déléguer à toutes sortes de représentants,
de chefs, d'appareils, d'organes, d'élites. Une fonction essentielle
de la démocratie du travail est précisément, Reich le souligne,
de « donner à des masses inaptes à la liberté
le pouvoir social leur permettant d'accéder à l'aptitude à
la liberté et d'instaurer la liberté » ; il s'agit,
par cette « lutte quotidienne » qu'est la démocratie du travail
en acte, de « charger la majorité laborieuse de la population,
qui jusqu'ici n'a joué qu'un rôle passif, de la responsabilité
totale de ses destinées futures ». Puisque c'est le travail
quotidien qui fait exister la société et en règle, en profondeur,
l'évolution, toute responsabilité assumée au plan du travail
acquiert d'emblée une dimension historique : la démocratie du
travail entraîne « le transfert de la responsabilité de tous
les événements historiques de minorités et de
petits groupes sociaux à la grande masse de ceux qui assurent par leur
travail la pérennité de la société ».
L'exercice de la démocratie du travail
abolit d'emblée et radicalement
toute figure de Chef, sous quelque forme qu'elle apparaisse, depuis
les Führers et Guides Suprêmes jusqu'au moindre des « petits
chefs » dotés d'une ombrelle de pouvoir ; il est « absolument
incompatible avec le système des partis politiques » et doit se
traduire par le dépérissement rapide puis la disparition complète
de l'instance centralisée, totalitaire et répressive par excellence,
l'État. « La suppression de la politique et celle de l'État
qui en découle étaient précisément, rappelle Reich,
le but des fondateurs de la politique socialiste. »
[...]
En glorieuse compagnie, aux côtés de Fourier, de l'anarcho-syndicalisme
de Pelloutier avec son ample vision des Bourses du Travail, de l'anarchisme
de Péguy avec son expérience « communiste » des Cahiers de la Quinzaine, d'Anton Pannekoek théoricien
des conseils ouvriers — la démocratie naturelle du travail de Reich
vient aujourd'hui stimuler le renouveau libertaire de la pensée
politique. Pour redorer un blason terni par tant de dogmes et de mythes,
organisations politiques et syndicales multiplient les appels à
l'autogestion, proclament la nécessité de «
changer la vie » ; la « spontanéité »,
c'est-à-dire l'auto-réflexion des masses, dédaignant
partis politiques et appareils syndicaux, éclate en actions multiformes,
fleurit en comités d'action, en conseils d'usine, en mouvements
de femmes ou de jeunes... Exemplaire demeure Lip, dans ses innovations
et ses hardiesses mais plus encore dans ses limites, ses impasses et ses
résignations qui témoignent que le désir de liberté,
de responsabilité, d'autonomie et de jouissance des masses, c'est
encore au tranchant d'un Reich qu'il gagnerait à s'aiguiser.
Reich, La psychologie de masse du fascisme, ch. IX, La masse et l'État ; ch. X, Les fonctions biosociales du travail ; ch. XI, Donner de la responsabilité au travail d'importance vitale ; ch. XIII, La démocratie naturelle du travail. LIP, Charles Piaget et les Lip racontent. Stock, 1973. Piaget, Maire et Militants C.F.D.T., Lip 73, Seuil, 1973, J. Viard, Les œuvres posthumes de Charles Péguy, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, 1969. S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, E.D.I., 1969.
Ceux qui lancent les premières pierres, et ceux qui lancent les rumeurs meurtrières, et ceux qui lancent la police et les juges et les chiens et la foule et les psychiatres aux trousses du chapardeur, du vagabond, du Juif, du Noir, de l'immigré et du marginal, et ceux qui lancent à grands cris mystiques leurs furieuses « vérités » religieuses, politiques, scientifiques, et tous ceux innombrables qui s'élancent en chœur — d'église, de parti ou de secte — derrière les führers, s'agglutinant et faisant foule pour savourer la calomnie, colporter la rumeur, gonfler les brigades d'acclamations, nourrir les bûchers, courir au lynchage, et assurer avec cœur la bonne administration des asiles, des prisons et des camps, et la masse immense et prétendue silencieuse qui jouit de toujours lancer les dernières pierres — voilà quelques-unes des figures de la pestilence caractérielle-sociale que Reich décrit longuement sous l'appellation de « peste émotionnelle ».
[...]
Stase sexuelle, impuissance orgastique, frustration génitale forment
la base de la structure pestiférée, qu'elle partage en commun
avec toutes les formations caractérielles névrotiques ; sous cet
angle, « la peste émotionnelle est une biopathie chronique
de l'organisme ». Mais elle présente des traits qui lui sont
propres, et qui la rendent redoutable : alors que le névrosé a
tendance à se résigner, à subir en son for intérieur
les frustrations et l'angoisse, et semble se satisfaire de l' «équilibre
névrotique » qu'il est parvenu à réaliser, le caractère
pestiféré ne supporte ni les frustrations ni l'angoisse, il ne
tolère pas d'être enfermé dans sa cuirasse caractérielle
névrotique, il veut en sortir, il vise au-dehors, et
se répand comme il peut dans le champ social — orientation typique que
souligne Reich :
« Le trait distinctif de la peste émotionnelle réside...
dans le fait que la maladie se manifeste dans une attitude humaine qui, en raison
de sa structure caractérielle biopathique, se reflète dans les
relations interpersonnelles, dans les rapports sociaux, et
qui prend une forme organisée dans certaines institutions.
» (Je souligne.)
[...] Ces trois facteurs conjugués
— frustration, répression,
lascivité — nourrissent la haine tenace et insatiable que le pestiféré
ressent à l'égard des expressions et revendications authentiques,
authentiquement révolutionnaires, de la puissance orgastique. La «
bête noire » du pestiféré, souligne Reich, «
est la sexualité naturelle des enfants et des adolescents ».
Combien concrète et terriblement actuelle est l'analyse de Reich, on
s'en convaincra immédiatement en rapprochant ces quelques lignes (dont
je souligne les indications les plus suggestives) :
« les pestiférés s'agglutinent en cercles sociaux
dont l'influence se manifeste surtout par une opinion publique d'intolérance
à l'égard de tout ce qui est amour naturel. On les connaît
et on les redoute : leur vindicte frappe toute manifestation amoureuse
sous de fallacieux prétextes « culturels » ou «
moraux ». Ils ont en outre réussi à mettre au point un système
élaboré de diffamation et de délation »
(ces derniers termes soulignés par Reich), « ces gens qui jugent
en secret la sexualité saine de leurs semblables ont beaucoup
de vies humaines sur la conscience ».
[...]
L'irrationnel est le milieu d'élection de la peste émotionnelle
; elle y baigne et y batifole et y triomphe ; aussi, au moins autant que les
expressions de la puissance orgastique, hait-elle les expressions de la rationalité,
la recherche de la « véracité » et de «
l'objectivité » ; elle tient plus que tout en horreur
ce qui peut démasquer ses structures profondes, caractérielles
ou sociales ; ainsi s'explique la fureur que suscite chez les pestiférés
toute conception qui parvient à éclairer et à démonter
certains aspects essentiels de la réalité. Qu'on fasse le bilan
des fureurs suscitées par le marxisme, qui met à nu les mécanismes
socio-économiques de l'exploitation, c'est-à-dire concrètement
de la frustration et de la répression des masses ; des rages provoquées
par la psychanalyse, qui met à nu les mécanismes psychologiques
du refoulement, de la sexualité, et de la répression interne ;
et des hargnes inapaisées soulevées par l'économie sexuelle
de Reich, qui met à nu les liaisons structurales de cette double série
de mécanismes !
La vérité, la vérité sans réserve
envers et contre tout, est l'arme privilégiée, indispensable,
comme l'ont toujours affirmé les penseurs révolutionnaires, et
elle est elle-même le critère irrécusable de toute attitude
et de toute approche révolutionnaires. « Aucun mouvement de libération,
affirme Reich, ne s'imposera jamais s'il ne combat énergiquement avec
les armes de la vérité la peste émotionnelle organisée.
»
[...]
La rumeur, on le voit bien ici, n'est pas un élément anecdotique, une passagère jaculation ; elle est bien éjaculation de quelque chose de fondamental, expression d'un trait caractéristique et véritablement universel de la peste émotionnelle : ô subtile jouissance à écouter et colporter l'incessante rumeur ! Personne n'y échappe, et une toile immense est ainsi tendue sur tout le champ social, faite de mensonges, ragots, on-dit, références, citations — pédantes ou vulgaires, savantes ou populaires, journalistiques ou universitaires. Malheur alors à celui sur qui le « scandale » arrive !
[...]
Reich, L'analyse caractérielle, ch. XVI, La
peste émotionnelle. Reich parle de Freud, 2e Partie, Documents
complémentaires, 2) La peste émotionnelle, Les psychanalystes
; La vérité contre Modju. Le meurtre du christ, Appendice
: L'arme de la vérité. La psychologie de masse du fascisme.
Boadella, op. cit., ch. XI, Conspiracy.
Cf. Soljénitsyne, Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique,
Seuil 1974.
Sur l'affaire Russier : Gabrielle Russier, Lettres de prison, précédé
de Pour Gabrielle, de Raymond Jean, Seuil, 1970. Michel del Castillo,
Les écrous de la haine, nous avons tué Gabrielle Russier,
Julliard, 1970 (ouvage saisi). Le film d'André Cayatte, Mourir d'aimer,
avec Annie Girardot.
© Payot.
Lire aussi deux autres extraits : Education sexuelle et Nouveaux-nés. Ainsi que la préface de la réédition : Qui a peur de Wilhelm Reich ?