Deux cours extraits de Cent fleurs pour Wilhelm Reich de Roger Dadoun

(Payot, Paris, 1975. Les numéros de pages se réfèrent à l'édition Payot & Rivages, 1999)

§18 DÉMOCRATIE DU TRAVAIL (pages 156-165)

En 1973, douze cents travailleurs de l'horlogerie Lip de Besançon commencent à mettre en application les principes d'autogestion économique et sociale formulés en 1937 par Reich sous le nom de démocratie du travail.
Ils sont conscients de l'originalité et de la hardiesse de leur action, ils perçoivent avec lucidité les implications croissantes d'une contestation vraiment radicale — ils ne savent pas qu'ils vont allègrement à la rencontre de Reich.

En refusant le démantèlement de leur entreprise et les licenciements, en occupant l'usine et en assumant eux-mêmes l'organisation de la production selon le principe : « on fabrique, on vend, on se paie », les Lip, comme on les appelle, s'affirment en franche opposition à tous les pouvoirs établis et organisations officielles, par une série de refus majeurs et convergents, extrêmement significatifs : refus de la légalité bourgeoise qui, prise à son propre piège et tournée en dérision, avoue sa foncière servilité à l'égard des bénéficiaires de l'exploitation économique ; refus des prétendues « nécessités » du système, lequel se révèle, documents chiffrés à l'appui, n'être que gros pillage et gaspillage des patrons et des hommes à leur solde ; refus de prétendues « mesures » prises à la hâte par l'État et le patronat étalant, sur le mode du grotesque ou de la panique, une frivolité et une irresponsabilité flagrantes ; refus de toute exploitation par les partis politiques d'opposition (communiste, socialiste, notamment), qui cachent mal la crainte phobique devant un mouvement qui, ignorant purement et simplement leurs prétentions à être le savoir et la direction des masses laborieuses, débusque leur fonction parasitaire ; refus de toute « représentation » par les appareils syndicaux agissant obstinément, surtout pour le plus important d'entre eux, comme facteur primordial d'intégration au système d'exploitation.
L'ébauche d'une pratique autogestionnaire, même aussi circonscrite, conduit à des bouleversements de plus en plus profonds ; les rapports de travail se transforment : « pendant la lutte, tout a changé : plus de division entre le personnel des bureaux et celui des machines, plus de travail abrutissant, plus de chefs... » (Femmes de Lip, Libération du 13-12-1973) ; d'autres aspects, généralement camouflés ou refoulés, de l'expérience quotidienne, du vécu émotionnel, entrent en jeu, et provoquent des effets contradictoires ; un essai d'égalisation économique — « paie égale pour tous » — échoue, et Raguenès cerne clairement les motivations caractérielles à l'origine d'un tel échec : « derrière le salaire, il y a la hiérarchie, et derrière la hiérarchie une image conventionnelle du monde, des rapports sociaux entre les hommes. » Les assemblées générales, où est censé advenir et se déployer le discours multiforme et libre de la démocratie du travail, restent soumises aux pressions émotionnelles de ceux qui engagent dans le processus surtout leurs frustrations et leur irrationalité — c'est le « petit noyau » dont parle Charles Piaget et qui, rivé par « une présence constante » aux lieux où l'expérience se parle, semble vampiriser l'énergie qui s'y libère.
D'autant plus précieux et éclairants apparaissent, en regard, les développements souvent inattendus de l'affaire Lip. La religiosité, dans sa dimension mystique, au sens reichien du terme, c'est-à-dire comme irrationnel et stéréotype, est atteinte, si l'on en croit Vittot : « Je suis chrétien de plus en plus et je pratique de moins en moins... Je ne peux plus concevoir de prier à l'église côte à côte avec un patron qui tout au long de la semaine fait ramper, fait crever les gars. » Le corps lui-même enregistre des bénéfices qui semblent relever de la végétothérapie : troubles psychiques et maladies sont, affirment les Lip, en nette régression. Les relations entre l'homme et la femme, entre l'adulte et l'enfant, la fonction répressive de l'éducation, les problèmes de la haine, de l'amour, de la différence, de la discrimination, etc. — tous aspects qui ressortissent chez Reich à l'économie sexuelle — sortent de l'ombre, se dégagent des tabous et des prohibitions, traversent hontes, retenues et fausses pudeurs, et deviennent objet de discussion, centres d'intérêt, source de réévaluations parfois radicales. Dissipées ou ébranlées, ne fût-ce qu'un temps, les contraintes externes et les résistances intérieures — émerge alors quelque chose comme un sens érotique du travail, des relations sociales, de la réalité, que Ludmilla Kita, saisissant l'événement en brèves et fulgurantes formules, expose avec bonheur : « C'est une fête qui est empreinte d'une certaine gravité... La danse c'était ça, autrefois. »

[...]

A l'instar des autres activités vitales, et notamment de l'activité sexuelle, le travail est lié, dans son fonctionnement naturel, à une émotion fondamentale de plaisir, il implique une forte demande et une forte satisfaction libidinales. Voici une autre proposition centrale de Reich : « Nous disons que le rapport de l'homme à son travail, si ce dernier lui fait plaisir, est un rapport « libidinal » : comme il y a relation étroite entre le travail et la sexualité (au sens le plus large du terme), le problème du rapport de l'homme avec son travail est en même temps un problème relevant de l'économie sexuelle des masses humaines ; l'hygiène du processus de travail est tributaire de la manière dont les masses humaines utilisent et satisfont leur énergie biologique. Le travail et la sexualité puisent à la même source d'énergie biologique. »
[...]
Réintroduisant dans l'acte de travail et son essentielle rationalité et sa pleine dimension libidinale, la démocratie du travail appelle un certain nombre de propositions et dispositions concrètes, dont nous signalons les principales : le travail est défini comme l'accomplissement d'une tâche d'intérêt vital — critère suffisamment clair si on parvient à le dégager des encombrements culturels et idéologiques, et qui déborde les distinctions de classes socio-économiques, de catégories professionnelles, de modalités, manuelles ou intellectuelles, de production ; le concept de « travailleur » est élargi, il désigne « tout homme accomplissant un travail d'intérêt vital » ; toute forme de hiérarchie, toute « autorité de commandement » selon la rigoureuse expression de Péguy, sont refusées — seule étant admise l' « autorité de compétence », toujours Péguy, compétence indispensable et reconnue ; la démocratie du travail fonctionne selon le principe de l'autorégulation, elle ne reconnaît donc pas de pouvoir ou de contrainte qui lui soient extérieurs et étrangers, elle n'admet aucune obligation qui n'ait été préalablement examinée et décidée en commun par un groupe organique de travail, en liaison avec d'autres unités participant, à quelque échelon que ce soit, local ou international, à un processus rationnellement déterminé de production ; l'organisation ne vise d'aucune façon des records de productivité, elle répugne profondément à tout stakhanovisme, elle cherche à assurer la qualité, la valeur hédonique de l'acte de travail, par la diminution croissante du temps de travail, l'intervention du travailleur aux différents stades du procès de production, la variété et la rotation des tâches, l'autonomie du travailleur dans l'accomplissement de sa tâche spécifique, la multiplicité et l'intensité des relations sociales, tant dans l'entreprise qu'à l'extérieur, etc.
Reich insiste avec force sur la liberté et la responsabilité des masses — liberté et responsabilité dont elles ont certes été frustrées, qui leur ont été volées par les systèmes politiques et les idéologies, mais qu'en retour elles ne cherchent guère à assumer, formées qu'elles sont à les abandonner, à les déléguer à toutes sortes de représentants, de chefs, d'appareils, d'organes, d'élites. Une fonction essentielle de la démocratie du travail est précisément, Reich le souligne, de « donner à des masses inaptes à la liberté le pouvoir social leur permettant d'accéder à l'aptitude à la liberté et d'instaurer la liberté » ; il s'agit, par cette « lutte quotidienne » qu'est la démocratie du travail en acte, de « charger la majorité laborieuse de la population, qui jusqu'ici n'a joué qu'un rôle passif, de la responsabilité totale de ses destinées futures ». Puisque c'est le travail quotidien qui fait exister la société et en règle, en profondeur, l'évolution, toute responsabilité assumée au plan du travail acquiert d'emblée une dimension historique : la démocratie du travail entraîne « le transfert de la responsabilité de tous les événements historiques de minorités et de petits groupes sociaux à la grande masse de ceux qui assurent par leur travail la pérennité de la société ».
L'exercice de la démocratie du travail abolit d'emblée et radicalement toute figure de Chef, sous quelque forme qu'elle apparaisse, depuis les Führers et Guides Suprêmes jusqu'au moindre des « petits chefs » dotés d'une ombrelle de pouvoir ; il est « absolument incompatible avec le système des partis politiques » et doit se traduire par le dépérissement rapide puis la disparition complète de l'instance centralisée, totalitaire et répressive par excellence, l'État. « La suppression de la politique et celle de l'État qui en découle étaient précisément, rappelle Reich, le but des fondateurs de la politique socialiste. »

[...]

En glorieuse compagnie, aux côtés de Fourier, de l'anarcho-syndicalisme de Pelloutier avec son ample vision des Bourses du Travail, de l'anarchisme de Péguy avec son expérience « communiste » des Cahiers de la Quinzaine, d'Anton Pannekoek théoricien des conseils ouvriers — la démocratie naturelle du travail de Reich vient aujourd'hui stimuler le renouveau libertaire de la pensée politique. Pour redorer un blason terni par tant de dogmes et de mythes, organisations politiques et syndicales multiplient les appels à l'autogestion, proclament la nécessité de « changer la vie » ; la « spontanéité », c'est-à-dire l'auto-réflexion des masses, dédaignant partis politiques et appareils syndicaux, éclate en actions multiformes, fleurit en comités d'action, en conseils d'usine, en mouvements de femmes ou de jeunes... Exemplaire demeure Lip, dans ses innovations et ses hardiesses mais plus encore dans ses limites, ses impasses et ses résignations qui témoignent que le désir de liberté, de responsabilité, d'autonomie et de jouissance des masses, c'est encore au tranchant d'un Reich qu'il gagnerait à s'aiguiser.

Reich, La psychologie de masse du fascisme, ch. IX, La masse et l'État ; ch. X, Les fonctions biosociales du travail ; ch. XI, Donner de la responsabilité au travail d'importance vitale ; ch. XIII, La démocratie naturelle du travail. LIP, Charles Piaget et les Lip racontent. Stock, 1973. Piaget, Maire et Militants C.F.D.T., Lip 73, Seuil, 1973, J. Viard, Les œuvres posthumes de Charles Péguy, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, 1969. S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, E.D.I., 1969.

 

§48 PESTE ÉMOTIONNELLE (pages 351-359)

Ceux qui lancent les premières pierres, et ceux qui lancent les rumeurs meurtrières, et ceux qui lancent la police et les juges et les chiens et la foule et les psychiatres aux trousses du chapardeur, du vagabond, du Juif, du Noir, de l'immigré et du marginal, et ceux qui lancent à grands cris mystiques leurs furieuses « vérités » religieuses, politiques, scientifiques, et tous ceux innombrables qui s'élancent en chœur — d'église, de parti ou de secte — derrière les führers, s'agglutinant et faisant foule pour savourer la calomnie, colporter la rumeur, gonfler les brigades d'acclamations, nourrir les bûchers, courir au lynchage, et assurer avec cœur la bonne administration des asiles, des prisons et des camps, et la masse immense et prétendue silencieuse qui jouit de toujours lancer les dernières pierres — voilà quelques-unes des figures de la pestilence caractérielle-sociale que Reich décrit longuement sous l'appellation de « peste émotionnelle ».

[...]

Stase sexuelle, impuissance orgastique, frustration génitale forment la base de la structure pestiférée, qu'elle partage en commun avec toutes les formations caractérielles névrotiques ; sous cet angle, « la peste émotionnelle est une biopathie chronique de l'organisme ». Mais elle présente des traits qui lui sont propres, et qui la rendent redoutable : alors que le névrosé a tendance à se résigner, à subir en son for intérieur les frustrations et l'angoisse, et semble se satisfaire de l' «équilibre névrotique » qu'il est parvenu à réaliser, le caractère pestiféré ne supporte ni les frustrations ni l'angoisse, il ne tolère pas d'être enfermé dans sa cuirasse caractérielle névrotique, il veut en sortir, il vise au-dehors, et se répand comme il peut dans le champ social — orientation typique que souligne Reich :
« Le trait distinctif de la peste émotionnelle réside... dans le fait que la maladie se manifeste dans une attitude humaine qui, en raison de sa structure caractérielle biopathique, se reflète dans les relations interpersonnelles, dans les rapports sociaux, et qui prend une forme organisée dans certaines institutions. » (Je souligne.)
[...] Ces trois facteurs conjugués — frustration, répression, lascivité — nourrissent la haine tenace et insatiable que le pestiféré ressent à l'égard des expressions et revendications authentiques, authentiquement révolutionnaires, de la puissance orgastique. La « bête noire » du pestiféré, souligne Reich, « est la sexualité naturelle des enfants et des adolescents ».
Combien concrète et terriblement actuelle est l'analyse de Reich, on s'en convaincra immédiatement en rapprochant ces quelques lignes (dont je souligne les indications les plus suggestives) :
« les pestiférés s'agglutinent en cercles sociaux dont l'influence se manifeste surtout par une opinion publique d'intolérance à l'égard de tout ce qui est amour naturel. On les connaît et on les redoute : leur vindicte frappe toute manifestation amoureuse sous de fallacieux prétextes « culturels » ou « moraux ». Ils ont en outre réussi à mettre au point un système élaboré de diffamation et de délation » (ces derniers termes soulignés par Reich), « ces gens qui jugent en secret la sexualité saine de leurs semblables ont beaucoup de vies humaines sur la conscience ».
[...]

L'irrationnel est le milieu d'élection de la peste émotionnelle ; elle y baigne et y batifole et y triomphe ; aussi, au moins autant que les expressions de la puissance orgastique, hait-elle les expressions de la rationalité, la recherche de la « véracité » et de « l'objectivité » ; elle tient plus que tout en horreur ce qui peut démasquer ses structures profondes, caractérielles ou sociales ; ainsi s'explique la fureur que suscite chez les pestiférés toute conception qui parvient à éclairer et à démonter certains aspects essentiels de la réalité. Qu'on fasse le bilan des fureurs suscitées par le marxisme, qui met à nu les mécanismes socio-économiques de l'exploitation, c'est-à-dire concrètement de la frustration et de la répression des masses ; des rages provoquées par la psychanalyse, qui met à nu les mécanismes psychologiques du refoulement, de la sexualité, et de la répression interne ; et des hargnes inapaisées soulevées par l'économie sexuelle de Reich, qui met à nu les liaisons structurales de cette double série de mécanismes !

La vérité, la vérité sans réserve envers et contre tout, est l'arme privilégiée, indispensable, comme l'ont toujours affirmé les penseurs révolutionnaires, et elle est elle-même le critère irrécusable de toute attitude et de toute approche révolutionnaires. « Aucun mouvement de libération, affirme Reich, ne s'imposera jamais s'il ne combat énergiquement avec les armes de la vérité la peste émotionnelle organisée. »
[...]

La rumeur, on le voit bien ici, n'est pas un élément anecdotique, une passagère jaculation ; elle est bien éjaculation de quelque chose de fondamental, expression d'un trait caractéristique et véritablement universel de la peste émotionnelle : ô subtile jouissance à écouter et colporter l'incessante rumeur ! Personne n'y échappe, et une toile immense est ainsi tendue sur tout le champ social, faite de mensonges, ragots, on-dit, références, citations — pédantes ou vulgaires, savantes ou populaires, journalistiques ou universitaires. Malheur alors à celui sur qui le « scandale » arrive !

[...]

Reich, L'analyse caractérielle, ch. XVI, La peste émotionnelle. Reich parle de Freud, 2e Partie, Documents complémentaires, 2) La peste émotionnelle, Les psychanalystes ; La vérité contre Modju. Le meurtre du christ, Appendice : L'arme de la vérité. La psychologie de masse du fascisme. Boadella, op. cit., ch. XI, Conspiracy.
Cf. Soljénitsyne, Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique, Seuil 1974.
Sur l'affaire Russier : Gabrielle Russier, Lettres de prison, précédé de Pour Gabrielle, de Raymond Jean, Seuil, 1970. Michel del Castillo, Les écrous de la haine, nous avons tué Gabrielle Russier, Julliard, 1970 (ouvage saisi). Le film d'André Cayatte, Mourir d'aimer, avec Annie Girardot.

© Payot.

Lire aussi deux autres extraits : Education sexuelle et Nouveaux-nés. Ainsi que la préface de la réédition : Qui a peur de Wilhelm Reich ?

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