Qui a peur de Wilhelm Reich ? par Roger Dadoun

Préface à la réédition de Cent fleurs pour Wilhelm Reich, de Roger Dadoun (1975). Ed. Payot & Rivages, Paris, 1999.
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(coquilles non corrigées)

S'il fallait, pour cette nouvelle édition de notre ouvrage traitant de l'œuvre et de la pensée de Wilhelm Reich, prendre acte de l'évolution des connaissances et pratiques, tant psychanaly-tiques que politiques, sociales et culturelles, caractéristiques des deux décennies écoulées, il y aurait, sans nul doute, lar-gement de quoi soutenir la pertinence et la fécondité des ana-lyses développées par Reich dans les nombreux domaines où il s'est avancé en conquistador. Dans cette présentation suc-cincte, qui vise à marquer la présence de Reich dans la culture contemporaine, nous nous bornerons à relever, prolongeant et actualisant certains axes de notre étude — indiqués par les cha-pitres correspondants de l'ouvrage — quelques éléments signi-ficatifs, numérotés pour plus de clarté de 1 à 7, qui ont pris ces dernières années un relief particulier.
C'est ainsi qu'en regard du thème reichien des «Enfants de l'avenir» (chapitre 27), nous verrons, à travers la violence faite à l'enfant, comment cerner la notion singulière de Pulsion pédophilique (1). Les travaux de Reich sur l'« Orgasme» (chapitre 46), contestés mais source toujours vive d'inspiration, invitent à mieux mettre en lumière la réalité du Corps orgastique (2). A travers les rubriques «Assassinat» (chapitre 2) ou « Peste émotionnelle » (chapitre 48) court le thème de la rumeur « meurtrière » qui fit de Reich sa victime d'élection ; aussi convient-il de signaler l'exorbitante inflation du Pouvoir médiatique (3). Reich entreprit une étonnante expédition dans le « Désert » (chapitre 19) de l'Arizona, pour mieux observer les rapports entre l'homme et la nature, solidaires pour le meilleur et pour le pire — de sorte qu'il en vient à proposer une Vision écologique (4). Sachant avec quelle ténacité et quelle pugnacité il a mené le combat contre l'«Irrationnel» (chapitre 39), on en relèvera les avatars « mystiques » dans l'actuelle et symptomatique prolifération des Sectes (5). L'irrationnel mine, Reich l'a amplement montré, l'univers politique — aussi, articulant les thèmes « Communistes » (chapitre 14), « Diamat » (chapitre 20), « Fascisme » (chapitre 29) et « Fascisme rouge » (chapitre 30), dessinera-t-on le profil d'une Psychanalyse politique (6). Enfin, les modes de relation entre sujets tels que Reich les inscrit dans son « Économie sexuelle » (chapitre 23) et la place qu'il réserve aux « Nouveaux-nés » (chapitre 45) justifient que l'on conclue sur cette puissance émotionnelle primordiale, aussi souvent alléguée que méconnue, qui a nom Tendresse (7).

QUAND COURT TOUJOURS, SINISTRE, LA RUMEUR...

Les sept points indiqués — Pulsion pédophilique, Corps orgastique, Pouvoir médiatique, Vision écologique, Sectes, Psychanalyse politique et Tendresse— désignent quelques-unes des voies, parmi d'autres, où se distingue, non moins opératoire qu'originale, la pensée de Reich. Mais il serait prudent, avant d'en esquisser l'étude, de signaler comment, porté par une rumeur toujours courante et sinistre, le seul nom de Reich suffit à susciter chez certains des réactions de hargne qui, par-delà la triste ignorance qu'elles révèlent, semblent prendre leur source dans une peur irraisonnée et comme viscérale des thèmes, problèmes et propositions constitutifs de l'œuvre reichienne.
Qui a peur de Wilhelm Reich ? pourrait-on dire, en reprenant à notre compte une formule percutante. Ce que l'on voit à l'œuvre, ce sont, nouées ou cristallisant dans l'émotion de base qu'est la « peur », des structures mentales, « caractérielles » selon le lexique de Reich (chapitre 12, « Caractère », et chapitre 16, « Cuirasse »), où s'intriquent « envie », « misère sexuelle »,
• peste émotionnelle », « irrationnel », « servitude volontaire »,
• mentalité mécaniste » couplée à « vision mystique », etc. — tous aspects de la condition humaine qui heurtent et que heurte de plein fouet la pensée de Reich. Bilan ravageur pour Reich : lynchage, prison, bûcher (chapitre 2, « Assassinat», et chapitre 3, « Autodafé »). Un jour, une journaliste américaine avide de scoop fond sur Orgonon, le domaine de Reich, rafle quelques informations, fantasme et pond, dans Harper's Magazine, un portrait de Reich en prophète du « nouveau culte du sexe et de l'anarchie ». La rumeur prend. Voici du coup « Sexe et Anarchie » gonflés en double mamelle sustantatrice de cette espèce de frayeur molle qui saisit « braves gens » (Brassens) et « majorités compactes » (Freud) — qu'allèchent par ailleurs ces deux pis tumescents de l'oeuvre luciférienne.
[...]

AGGIORNAMENTO EN SEPT POINTS

Passé ce petit coup d'éponge à l'entrée d'Orgonon, le vaste complexe de locaux et d'activités fondé et entretenu par Reich dans l'État du Maine, aux États-Unis, et qui vaut pour nous métaphore, il nous faut donner corps aux sept points proposés pour, non certes compléter, mais simplement esquisser une mise à jour, un aggiornamento, un « rafraîchissement » de ces Cent Fleurs.

1. Pulsion pédophilique

« L'enfance, l'adolescence et les problèmes d'éducation en général, écrit Catherine Turlan, spécialiste de littérature enfantine, ont occupé une place centrale dans la pensée de Wilhelm Reich. Déjà en Allemagne, quand il écrivait La Lutte sexuelle des jeunes, Reich s'inquiétait avant tout, en décrivant la "misère sexuelle" des jeunes, des moyens d'y remédier. Par la suite, et surtout après la naissance de son fils Peter, le nouveau-né et le tout jeune enfant ont polarisé de façon particulièrement intense sa réflexion ; l'enfant apparaissait comme la forme privilégiée du protoplasme vivant, avec sa pulsation frémissante, sa prodigieuse circulation d'énergie — forme orgonotique exemplaire sur laquelle la famille et la société, par le biais notamment de l'éducation et de l'enseignement, ne cessaient d'exercer une pression contraignante, déformante, atrophiante et souvent mortifère. Reich en arrivait même à parler, dans Le Meurtre du Christ, du "massacre" des nouveau-nés. »
A l'appui de ces considérations, Catherine Turlan rappelle la création par Reich, en 1949, de l'Orgonomic Infant Research Center (Centre orgonomique de recherches sur la petite
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enfance) et, quelques mois avant sa mort, le 3 novembre 1957, du Wilhelm Reich Infant Trust Fund (Fondation Wilhelm Reich pour la petite enfance), auquel il léguait tous ses biens. L'enfance s'offre ainsi comme la voie royale — incontournable ! — pour l'institution d'une société plus humaine, c'est-à-dire vouée à plus de tendresse et de justice, plus de liberté et de rationalité. La multiplication, ces derniers temps, des affaires dites « de pédophilie », définie comme la gratification sexuelle que l'adulte recherche dans sa relation, séductrice ou brutale, avec l'enfant, et les tumescences médiatiques qu'elles ont provoquées invitent à mettre en relief une dimension singulière dans l'idée reichienne des rapports entre adultes et enfants.
Le pédophile apparaît comme une figure négative et surdéterminée de la sexualité, cumul et condensation de diverses formes de rejets caractéristiques de la peur de la sexualité longuement analysée par Reich. Rejet, en premier lieu, de la sexualité en tant qu'assise fondamentale de l'être de l'homme, indulgence, « tolérance » ou gloriole n'étant accordées qu'à ses formes les plus égrillardes, celles qui circulent dans les chambrées, les magazines, les affiches, les sex-shops, les productions mercantiles, toutes expressions en lesquelles Reich verrait des modalités d'une endémique « misère sexuelle ». Rejet de ce qui est censé relever d'une sexualité « perverse », soit toutes les pratiques autres que celles qui ont pour organes et pour but la procréation. Rejet de l'idée même de sexualité infantile, ce qui permet de poser l'enfant comme pure innocence et victime absolue. Rejet encore plus radical de l'hypothèse d'une compétence libidinale de l'enfant et d'interventions séductrices de sa part. Rejet, enfin, de la dimension d'agressivité inhérente à l'activité sexuelle, sous quelque forme qu'elle s'exerce. Le pédophile fait ainsi le plein sur sa personne des divers interdits et écarts sexuels déterminés par la norme sociale : il est, être d'abîmes, sexuel, sexuel-pervers, sexuel-pervers-agressif, sexuel-per-vers-agressif-souillant-l'enfance !
Mais que l'on revienne maintenant à la stricte étymologie du terme, et l'on pourra retourner cette figure qualifiée de « monstrueuse », et déceler, sous la caricature, l'hommage que le « vice » rend à la « vertu » — à cette vertu, cette puissance que peut représenter la pédophilie (en grec paido-philos, « qui aime les enfants ») en tant qu'amour de l'enfant Hypothèse, donc,d'une pulsion pédophilique qui ne serait pas réductible à la pulsion sexuelle en ce qu'elle vise, de façon spécifique mais non moins vitale, l'être même de l'enfant. La pulsion pédophilique pose l'enfant comme objet aimable au sens fort, violent même : qui doit être aimé — sous peine de mort ! On dira que l'être humain, à l'image des autres espèces animales, aime, défend, protège sa progéniture : empreintes biologiques, hormones, instinct maternel, instinct paternel, etc. Certes, mais à la différence des animaux l'homme peut remettre en question ses instincts — c'est pourquoi l'on parle de pulsions — et les dérégler, les dénaturer. Ainsi en va-t-il pour la pulsion sexuelle, toujours déroutante. Ainsi pousse-t-on jusqu'à la fureur la pulsion d'emprise. Ainsi joue-t-on, à la folie, avec la pulsion de mort —jeux qui rendent l'homme capable et désireux de massacrer des millions de ses congénères.
Faut-il être naïf ou s'aveugler pour croire que l'être humain s'abstiendrait de frapper (geste quotidien), de tuer (telle Médée), de dévorer (tel Chronos) ses propres enfants, si une puissance interne ne le retenait, ne l'en détournait, si, pour tout dire, une pulsion pédophilique — énergie libidinale centrée spécifiquement sur l'enfant — n'intervenait pour suspendre ses impulsions meurtrières, ses motions infanticides ? Reich dénonçait, avec passion, le massacre des nouveau-nés. Ethnographie et histoire décrivent diverses formes d'infanticide, et les mythes nous rappellent qu'avant Œdipe meurtrier de son père Laïos, il y eut le père, Laïos, qui voulait tuer son fils. N'irions-nous pas jusqu'à entendre, comme écho d'un meurtre, le cri déchirant du Fils abandonné par le Père, envoyé à la mort par le Père — quelque bonne raison qu'ait pu alléguer ce Dernier : « Lamma lamina sabacthani», « Mon père, mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » A la figure du Fils mourant répond, pour lui résister et la surcompenser, l'icône éternellement vivante de... l'Enfant Jésus. Nous parvient là, peut-être, une de ces lueurs étranges qui transparaissent dans cet étrange ouvrage de Reich qu'est Le Meurtre du Christ Toute une psychanalyse ressasse, jusqu'à le rendre exsangue, le « meurtre du père » entendu comme meurtre sur le père. C'est occulter l'autre « meurtre du père », à savoir le meurtre perpétré parle père sur le fils ou la fille (Iphigénie), soit plus généralement la violence meurtrière exercée par l'adulte sur l'être nu, faible,
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vagissant, implorant, arrogant qu'est l'enfant. Meurtre qui demeure — c'est heureux, c'est ce qui permet à l'humanité de survivre — la plupart du temps virtuel, sublimé, suspendu, tel le couteau sur la gorge d'Isaac, par la vertu abrahamique — car Abraham aime son fils Isaac — de la pulsion pédophilique...

2. Corps orgastique

Depuis le jour où une patiente de Freud parla de talking cure, « cure par la parole », la psychanalyse n'a eu de cesse de conserver au verbe un privilège exorbitant. Pour le « parlêtre », comme ils disent qu'est l'humain, hors la parole point de salut — au sens de santé ou sauvegarde, mais peut-être plus encore au sens de salut religieux, comme tendrait à le faire accroire une présence signifiante de prêtres et de dames patronesses, alliée à une notoire verbosité religieuse, dans le champ analytique contemporain. La chair s'étant faite verbe, on comprend que chemine plus ou moins souterrainement, chez nombre de ceux qui pratiquent, racontent ou théorisent l'analyse, comme un désir de corps.
D'emblée Reich accorde au corps un statut éminent. Il le construit en tant que corps orgastique, assemblant des matériaux très divers tels que polarité des systèmes sympathique et parasympathique, séquences libidinales, réflexe orgastique, cuirasse musculaire, « anorgastique », contraintes sociales et idéologiques, etc. Le travail du corps et au corps, dans ses différents segments, mouvements, organes et fonctions, est un axe important des techniques d'inspiration reichienne. Mais le rôle déterminant attribué à la fonction de l'orgasme tend à faire oublier que le corps orgastique, s'il vise l'extrême de la sexualité, demeure en son entiéreté au centre d'une vision globale de l'être humain, que l'on peut confronter à deux visions opposées, l'une qui dévalorise le corps, l'autre qui le survalorise —ce qui donne, en simplifiant, le tryptique : corps mortifié, corps glorifié, corps orgastique.
Tout commence, comme il se doit, avec la Genèse. Adam et Eve viennent, à l'instigation du serpent, de consommer le fruit défendu : «Alors se dessillèrent leurs yeux, à tous deux, et ils connurent qu'ils étaient nus ; et cousant des feuilles de figuier,ils se firent des pagnes. » Le couple originaire prend conscience de la sexualité (« nus» ), pour aussitôt la masquer, la refouler (« pagnes ») : honte, péché, chute. Sur cette genèse au maudit tempo, Paul de Tarse — saint Paul, fondateur, dit-on, du christianisme — en vient à faire de la «chair» le mal par excel-lence : les « œuvres de la chair, dit-il, sont fornication, impu-reté, débauche, idolâtrie, sorcellerie, haines, querelle, jalousie, fureurs, disputes, dissensions, scissions, envies, orgies, ripailles et choses semblables ». « Faites donc mourir, prescrit-il, vos membres terrestres : fornication... », etc.
Ces propos formulent un principe directeur — directeur de conscience et directeur d'inconscient ! — de la théorie chrétienne du corps. C'est à la sombre lumière d'une telle vision que des millions, des centaines de millions d'êtres humains vivent, sentent et pensent leur corps, et qu'à « faire mourir » leurs « membres terrestres » se sont ingéniés, de tout temps, toutes sortes de croyants : corps honni, souillé, maltraité, mutilé, afin que l'âme puisse s'en libérer et parvenir à un contact extatique avec Dieu, approché souvent comme suprême Amant. Caractéristiques de divers courants et exercices de la mystique chrétienne, ces pratiques ont, et plus que de raison, leurs équivalents hors du christianisme. Par exemple : nous avons le triste privilège, aujourd'hui, de voir sévir, dans toute sa « peste émotionnelle » et toute son horreur, une certaine conception intégriste, fanatique, criminelle de l'islam, active en divers lieux du monde musulman — conception qui, à la différence d'une vision chrétienne plus ou moins tempérée par le culte de Marie, s'acharne avec une particulière férocité sur la femme : viol, esclavage, mutilation, mortification sous des vêtements-linceuls, assassinat...
A l'opposé de l'image satanique du corps mortifié, le prin-cipe d'une bonté ontologique de la création répondant à la suprême bonté divine a pu se traduire par une glorification du corps, une exaltation de la « chair » considérée même comme voie d'accès au divin. Exemplaire nous paraît sur ce point, entre autres, l'extraordinaire courant hérétique qui traverse l'Europe aux XIIIe et XIVe siècles sous des noms divers : homines intelligentiae de Bruxelles, bégards de Bohême, alumbrados d'Es-pagne, et surtout les frères et soeurs du Libre Esprit, qui esti-maient s'« être élevés [ ... ] à un tel état de perfection spirituelle
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que, même plongés dans la chair et ses désirs, ils en devenaient incapables de pécher », nous dit le critique d'art Wilhelm Fraenger dans son étude sur Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch. Ces frères et sœurs se considèrent comme étant tous « fils d'Adam », et ils élaborent une « érotique adamite » qui fait de l'amour sexuel un mystère gnostique, la voie lumineuse d'un retour à l'être originaire de l'homme, à l'Adam androgyne d'avant la chute.
Divers auteurs illustrent cette tradition d'un corps de gloire. Ainsi, dans Le Mariage du ciel et de l'enfer (1793), William Blake chante, en images et sentences poétiques, le corps, corps de chair qui est corps d'amour, où se conjoignent l'humain et le divin. Il proclame : « La Vérité [ ... ] est ceci : 1. Le Corps n'est pas distinct de lArne [ ... ]. 2. La seule Vie, c'est l'Impulsion, qui vient du Corps [ ... ]. 3. Impulsion est Joie éternelle.» On retrouve de semblables vibrations chez Nietzsche lorsqu'il écrit, dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1891) : « Toute joie veut l'éternité — veut la profonde éternité. » Éternité qui ne se dissout pas dans une obscure spiritualité mais s'ancre dans la lumineuse réalité du corps, comme en témoigne le Zarathous-tra qui danse et tournoie dans une ivresse de vie qu'aiguise l'énergique — le bioénergétique — espace libérateur du désert. Sur un registre différent, Groddeck, que Freud qualifie de « superbe analyste qui a saisi l'essence de la chose », voit dans le corps une production, une expression du Ça, inconscient illimité conçu comme force de vie souveraine et créatrice de tout ce qui fait l'homme, et si glorieusement située au-delà du bien et du mal que Groddeck, médecin, n'hésite pas à récuser le principe même de la maladie. « Il n'existe pas, affirme-t-il, de différence entre ce qui est sain et ce qui est morbide. »
S'il éprouve une répugnance forte, viscérale, à l'endroit du corps mortifié, au point qu'il fait de ce dernier la cible princi-pale — elle est rigidités, frigidités, stases, blocages, « pelvis mort », etc. — de sa pratique et écarte la conception freudienne d'une pulsion de mort, Reich ne s'aligne pas pour autant sur le corps glorifîé, encore qu'on puisse aisément le situer dans la lignée des Blake, Nietzsche ou Groddeck. Il en est bien près, à vrai dire, lorsqu'il idéalise le « caractère génital » (chapitre 34, « Génital ») ou qu'il voit le corps traversé par une énergie d'orgone cosmique assez aléatoire (chapitre 47, « Orgone »). Mais
ces tentations ou dérives ne remettent pas en question les assises concrètes du corps orgastique tel qu'il s'inscrit dans le système d'économie sexuelle de Reich, avec le double ancrage du biologique et du culturel. C'est cet espace du corps — notre expérience immédiate et irrémédiable — que Reich livre, sans l'y réduire, au déploiement de la puissance orgastique, pour que puissent s'exercer la souveraineté du sujet et la créativité de la culture.

3. Pouvoir médiatique

Où peuvent mener les méthodes de harcèlement de la presse, Reich n'a cessé, tout au long de son existence, d'en faire la pénible expérience. Déjà, au début des années trente, la presse communiste d'Allemagne le prend violemment à partie parce qu'il n'est pas dans la ligne. Réfugié en Norvège, c'est la presse réactionnaire et fasciste, où se pointe un dénommé Quisling, qui mène une campagne de calomnies contre le «pornographe juif ». On a vu comment, aux États-Unis, des journaux à sensation amorcent contre lui l'engrenage fatal des rumeurs. Encore s'agit-il d'une période où l'écrit domine, où la radio, que le fascisme sut utiliser (vociférations spectaculaires des Hitler et Mussolini), commence seulement à pénétrer dans les foyers. C'est seulement après la mort de Reich (1957) qu'avec la télévision s'ouvre une ère nouvelle. Répandue aujourd'hui dans le monde entier et dans toutes les couches de la société, inondant d'images et de mots à tout propos des milliards de consommateurs de tous âges, elle constitue désormais un instrument d'influence et d'action psychologiques et politiques d'une puissance inouïe.
L'illusion, bête noire de la psychanalyse, traquée autant par Freud que par Reich, trouve avec la télévision son lieu d'élection. Il ne s'agit pas seulement — c'est déjà énorme — du contenu, des flux incontinents de messages, jeux, témoignages, débats, spectacles, fictions où ne roule et mousse que la superficielle « écume des jours », des événements, des êtres, des choses. C'est la structure même de la télévision en tant que complexe technologique, économique, politique et culturel, qui semble appeler, sélectionner et exprimer par le biais de l'image

et de la voix des motivations et fantasmes, et des modalités politiques et idéologiques qui sont cela même qu'un Reich situait à la source, prégénitale pour l'essentiel, de comportements infantiles et régressifs prompts à gober racontars, légendes, mystères et mystifications.
L'oralité, du babil au caquetage, se gorge de logorrhées interminables, aussi tranchées soient-elles, où importent moins le travail de la langue et le sens élaboré du discours que la vélocité du débit, le squat de la durée par un verbe verboyant, si l'on peut dire, la renomination ou la renommée de toute une panoplie sécurisante de balises — des noms, avant tout, et des mots, tournures, références, etc. La liquidité du discours — faire flux et faire vite — se traduit chez nombre de parleurs télévisuels par ce tic étonnant : un grassayement vulgaire du son «r» qui tend à être englouti dans l'incontinence glottique au point qu'on se demande s'il ne va pas disparaître de la langue. La sphère de l'analité engloberait jusqu'à satiété jeux d'argent et gains et cadeaux et dons en tous genres, et allusions grivoises, et complaisances émues pour tout ce qui relève de la ruine, ainsi, a contrario, que les spectacles sublimants et tonitruants où éclatent à profusion illuminations, strass, rires en cascades, luxes étalés... Le phallique trouverait largement de quoi s'ébaudir face aux exhibitions désormais rituelles de corps offerts en dégradés de nus, dans un jeu d'organes, peaux, voiles et vêtures (p)ornographiant chants, danses, défilés de modes, sports, fictions...
Le pouvoir médiatique, désormais constitué et invoqué comme tel, s'exerce dans une complicité foncière, obscène, frivole ou rivale, avec les pouvoirs politique et culturel. L'être politique, qui exige trop de vertu, cède la place au paraître, qui n'exige rien de plus que quelque prestance ou faconde pour surfer sur les «bonnes» questions, lourdement finaudes, posées par quelque animateur ou journaliste jouant rentablement la comédie du dialogue, d'un frétillant désir de savoir, d'un interrogatoire bidonné. Sur le même modèle, et paradoxalement, l'artiste, masquant son oeuvre propre et l'interrogation raisonnée qu'elle pourrait susciter, affiche son humaine, trop humaine, altérité, pour mieux se porter identique. Identique à quoi? A ces icônes en quoi tendent à se métamorphoser les faciès télévisuels, présentateurs, interve-nants, prestataires et notables toutes catégories. Icônes qui auraient dégorgé leur sacré et abandonné tout hiératisme, et desquamant pour ainsi dire, en instantanés, sous forme d'images vibrionnantes et plates, aux expressions non expressives, cadrées là pour faire signe vers — vers on ne sait quoi —et vers lesquelles, dans un surplace ou une stase qui exténue toute réflexion, s'essoufflent les consommateurs ébaubis, souvent bêlants.
Déborderait notre propos une analyse plus large et plus approfondie qui rendrait justice aux apports fantastiques d'une télévision soucieuse, avec les mesures immenses qui sont les siennes, de l'agrandissement de l'homme. Prenons seulement acte de ce que, dans ses productions les plus courantes et les plus massives, ledit « petit écran » se gave et s'entretient à l'aune du tout « petit homme » — ce même « petit homme » qu'épingle Reich dans Ecoute, petit homme, et qui trouve aujourd'hui dans la télévision un espace d'illusoire reconnaissance où c'est le tout «petit», ou tout le «petit» qui, grassement et misérablement, l'emporte sur « homme ».

4. Vision écologique

Après avoir distingué et analysé les fonctions, circuits, accomplissements ou ratés de l'énergie libidinale au principe de son économie sexuelle, Reich explore le champ social pour débusquer normes, contraintes, répressions et mortifications ; puis, dans un ambitieux mouvement d'amplification, il élargit sa conception « énergétiste » jusqu'à formuler l'hypothèse d'une énergie d'orgone universelle (chapitre 47, « Orgone »). Du fait de son caractère aventureux, l'hypothèse de l'orgone a eu pour effet de masquer les attachements plus concrets, plus terreux de Reich à ce qu'il nomme, dans une belle métaphore, la « prairie ». Il s'intéresse aux déserts, aux nuages, à l'atmosphère, à la terre, à... l'eau — bref à la nature, et il évalue clairement les ravages énormes : pollution, destruction d'espèces, dégradation des sols, « désertification », etc., que provoquent les activités humaines réglées par une démarche «mécaniste» qui ne voit dans la nature qu'un simple matériau pour dérives libidinales et frénésies de production.

Entité autonome et vivante portée par les flux de l'énergie cosmique, la nature reichienne est aussi traversée par un élan poétique que — si par poésie on désigne la perception intense et l'expression émouvante et juste des liens entre l'homme et la nature. Lorsque Reich choisit un terrain dans l'État du Maine pour y construire, outre son habitation, laboratoires, centre de recherches, salles d'études, bibliothèque, il le fait en tenant compte de la qualité naturelle du lieu : atmosphère limpide, lac et cieux et spacieux horizon — pour des raisons, donc, écologiques.
La vision écologique de Reich s'alimente à une troisième source, que l'on pourrait qualifier, avec ses diverses connotations, de tradition. Dans son effort pour tenir à distance le couple infernal mécanisme-mysticisme, Reich en appelle, notamment dans L'Ether, Dieu et le diable, à une conception animiste de la réalité. Loin d'être une vision archaïque ou enfantine du monde, une naïve et superstitieuse croyance aux esprits ou autres entités surnaturelles, l'animisme antique ou «primitif » construit, selon Reich, une image sensible et opératoire de la liaison élémentaire, toujours active, de l'homme et du monde. En refoulant, rejetant ou ruinant une telle vision, les monothéismes dogmatiques, les philosophies et idéologies «progressistes» et le positivisme scientiste privent l'homme d'une dimension précieuse et vitale — perte désastreuse, car ne s'exerce plus, pour freiner ses emportements et réguler ses actions, le lien émotionnel intense, poétique ou orgastique même, de l'homme avec la nature.
Les mouvements fluctuents qui agitent l'écologie contemporaine gravitent, pour l'essentiel, autour des deux pôles antagonistes-complémentaires décrits par Reich : au pôle «mécaniste» il est question de mesures de pollution, évaluation de dégâts, coûts, projets ponctuels; au pôle «mystique» on invoque, sous son nom grec, Gaïa, la terre-mère, on rêve, obsédé de pureté biologique et naturiste, d'un univers réenchanté. La vision écologique de Reich, si elle comporte des éléments, biologiques et cosmiques notamment, de nature à conforter l'une ou l'autre de ces tendances, préserve, en raison précisément de sa dynamique et de ses ancrages concrets —
corps-à-corps et terre-à-terre ! — un certain équilibre. Vision synthétique, où se croisent cosmos, poésie et tradition, elle s'offre en outil efficace à quiconque entreprend d'affronter, en sachant allier raison et passion, les désarrois terrestres et les dérisions de vie du monde actuel.

5. Sectes

Comment une secte sectionne? Reich en a fait la douloureuse expérience — si par secte on entend, dans un sens large, toute collectivité unie par une croyance ou «doctrine» contraignante et captivante, soumise à des règles impératives, pratiquant un certain langage et des rituels d'initiation, de passage et de consécration, et chassant hors de son sein dissidents, hérétiques, non-alignés. Au Congrès de Lucerne, en 1934, Reich est exclu de l'Association psychanalytique internationale (chapitre 43, «Lucerne»); peu de temps auparavant, il avait été exclu du Parti communiste danois (sic) «en accord avec le comité central du parti communiste allemand» (chapitre 14, « Communistes »). Généralisons : toute organisation, aussi vaste soit-elle, et se réclamât-elle d'un rationalisme dur, comme la psychanalyse ou l'idéologie communiste, recourt à des pratiques «sectaires» — a fortiori s'il s'agit d'organisations religieuses, traditionnelles, officielles et oecuméniques même. Schéma simplifié : la secte inclut « les nôtres », exclut les autres, « nôtres » et « autres » pouvant être quelques-uns ou des millions, l'inclusion pouvant être poussée jusqu'à agglutination et fusion totale des membres, l'exclusion visant parfois l'élimination, l'extermination totale des autres. Ainsi conçu, l'effet de secte apparaît comme une donnée permanente et omniprésente.
Repérer une structure de secte dans les groupes, organisations, idéologies et dans la notion même de croyance, ressortit à une psychanalyse politique. L'usage actuel de la notion de secte est beaucoup plus réduit. E vise, avec de notables exceptions, un groupe ou une communauté aux effectifs limités, soudée par une croyance dure autour d'un gourou obscur perçu comme être de lumière, avec tendance à l'autarcie, la marginalité, voire la clandestinité, et à l'occasion criminalisée pour des raisons psychologiques, éthiques, juridiques ou économiques. Divers concepts de Reich, dans la filiation de Freud, s'appliquent ici : couple antagoniste mysticisme-méca-

nisme, peur, régression prégénitale, soumission masochique, 1 d'idéalisation, etc.
processus d'identification, d'idéalisation, de transfert, Encore qu'une secte puisse faire son nid dans la technologie (technocratie) et dans la science (scientisme), la posture la plus fréquente est le rejet, le déni, la peur de ladite «modernité» appréhendée comme démarche «mécaniste» et facteur d'inhumanité, et le refuge «mystique» dans la promiscuité chaude du groupe, la soumission sécurisante, gratifiante, à un être protecteur, Père, Mère ou Grand Frère idéalisés, statufiés dans la pierre ou pétris dans l'âme. La sexualité — non exclue des pratiques courantes au fumet incestueux — exploite les ressources prégénitales : situations fusionnelles, oralité des prières, incantations, écholalies et lallations, androgynie et confusion des genres, jeux de symbolisations, satisfaction magique des désirs... Le déni de réalité, flagrant, exalte un «au- delà du réel », dans l'espace avec êtres et objets venus d'ailleurs, et dans le temps avec attentes millénaristes ou terreurs apocalyptiques avivées aujourd'hui par l'imminence de l'an 2000.
La méthode de Reich, dès ses activités psychanalytiques et politiques à Vienne et à Berlin jusqu'à ses séminaires d'Orgonon, aux États-Unis, a toujours été plus de prévention que de répression. Le problème posé aujourd'hui, très médiatiquement, par les sectes, suppose que soient pris en considération, en leurs troubles emmêlements — People in trouble, disait Reich ! — chez les sectateurs, à la fois la culture, la société et le psychisme individuel : culture dominée par une science impérative et une technologie impérialiste, et imprégnée par les idéologies d'un rationalisme raide, du progrès et du succès à tout prix; société bafouant dans la réalité ce qu'elle proclame comme valeurs, démocratie, responsabilité, autonomie et accomplissements individuels ; psychisme individuel, enfin, où le Moi survalorisé en paroles et en exhibitions doit néanmoins se fondre dans la masse et l'anonymat, subir manipulations et aliénations sans même pouvoir faire fond sur un inconscient rendu vulnérable du fait d'agressions éducatives, familiales, administratives, pilonné dans d'âpres rapports de force, et qui n'aspire plus qu'à retrouver, dans la secte, la chaleur d'un sein, la douceur d'un cocon, les torpeurs de l'illusion.


6 Psychanalyse politique

Corps politique et corps orgastique sont deux grands
de la pensée reichienne impliqués l'un dans l'autre, se compliquant l'un par l'autre. Il est symptomatique que corps politique et corps orgastique aient tous deux été repoussés par les diens comme des écarts incongrus par rapport à la doctrine du Père fondateur, alors même que la psychanalyse politique de Reich s'inscrit, pour l'essentiel, j'ai tenté de le montrer dans mon essai sur La Psychanalyse politique, dans le droit-fil rouge de la pensée de Freud, riche en hypothèses et considérations relevant délibérément du Politique.
Les principes et illustrations d'une psychanalyse politique cohérente sont présents dans presque toutes les recherches de Reich. Aussi suffit-il ici de marquer quelques points ou de récentes avancées sont venues soutenir certaines de ses analyses les plus contestées. Fut-il assez honni — comme le furent Istrati, Koestler, Soljenitsyne et tant d'autres — pour avoir associé « fascisme brun » et « fascisme rouge », nazisme et stalinisme, en débusquant les racines « caractérielles» communes aux deux idéologies et expériences totalitaires ! Nombre d'ouvrages historiques et politiques parus récemment (parmi les tout derniers : Le Livre noir du communisme), exploitant de nouvelles archives, confirment la pertinence de l'approche reichienne. La débâcle des pays communistes et de l'idéologie stalinienne met à nu les facteurs psychologiques décrits par Reich, facteurs toujours aussi actifs par ailleurs, dans les associations mafieuses économiques, politiques, culturelles, médiatiques d'ex-stali- niens toujours aussi peu repentis.
Reich s'en était pris violemment aux hommes politiques, qu'il traitait de Higs, Hoodlums in government, «voyous au gouvernement» (chapitre 36, <, Hig ,,). Il ne recuise nullement le principe du Politique comme organisation nécessaire et rationnelle de la société, et il en fait même, avec son projet de démocratie du travail, le couronnement de son système d'économie sexuelle. Mais les pratiques politiques lui paraissent aberrantes. De fait, d'innombrables <,affaires>, récentes, dans tous les pays et visant diverses organisations et personnalités, ne laissent pas d'abasourdir même les plus avertis, et donnent à
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l'inquiétant Hig reichien un relief vertigineux. Il apparaît bien que, sauf exceptions rares, existe une sorte de corruption structurelle inhérente à l'exercice du pouvoir. Sans même prendre le cas, trop facile, de nombreux régimes actuels, partout dans le monde, qui ne sont rien que corruption, détournement systématique des biens publics, rien que gangs et « voyoucraties », il est troublant de constater que même les démocraties qui s'exercent, avec une belle assurance, sous le signe de l'éthique — États-Unis, Grande-Bretagne, France, pour ne citer que les plus en vue —, se retrouvent empêtrées dans de sombres affaires : tel Président américain se débat dans de fangeuses et minables accusations, tel ministre anglais a fait de trop fructueuses «affaires», et un ex-président de la République française se voit, défunt, épinglé par son propre ex-Premier ministre disant de lui : « Ce n'était pas un honnête homme »...
Reich a préconisé des formes d'organisation du travail et de relations socio-politiques et économiques centrées sur la compétence et l'autonomie individuelles, susceptibles de limiter ou de neutraliser hiérarchie et autorité (chapitre 18, « Démocratie du travail »). Parmi de nombreux projets en ce sens, le dernier ouvrage de Soljenitsyne, La Russie sous l'avalanche, propose de redonner vie au principe de l'auto-administration locale, le zemstvo, «union de toutes les personnes qui vivent en un lieu donné et y travaillent. C'est une union hors politique, hors partis et nationalités, [ ... ] une forme d'auto-administration populaire liée à tous les niveaux aux intérêts et besoins du peuple ».
La psychanalyse politique ne consiste pas — cuistrerie médiatique — à allonger sur un divan virtuel quelque politicien naïf ou roublard. Elle se nourrit d'observations sociologiques, analyses cliniques, réflexions historiques et politiques, et d'une attention extrême portée à l'image, et tout particulièrement, aujourd'hui, à l'image télévisée, qui véhicule une multitude de Signes, répétitifs, compulsifs, loquaces, inépuisables. Les icônes — têtes, visages, corps, allures, gestes, mimiques, moues, sourires, etc. — apparaissent et disparaissent, juste le temps de faire signe, dans cette petite lucarne soudain promue divan à merveille pour l'avenir d'une psychanalyse politique.

7. Tendresse

L'intensité sexuelle extrême qui qualifie la puissance orgastique ou la superbe du génital n'excluent pas que puisse être relevé chez Reich un sentiment auquel on ne se réfère, la plupart du temps, que pour une allusion incidente ou une molle relation : la tendresse. Implicite dans le système de l'économie sexuelle, elle colore les relations entre partenaires sexuels, dont elle affirme, à sa façon, l'accomplissement orgastique. Si ce dernier se définit avant tout comme intensité pourrait considérer la tendresse, au risque d'une contradiction, comme exprimant une extensivité orgastique. Autrement dit la tendresse serait co-extensive au corps orgastique tout entier. Ni sentiment mou — attendrissement ! — ni émotion auxiliaire censée escorter l'attachement, la tendresse serait au contraire une émotion primordiale, un sentiment dur : il faut être singulièrement dur avec soi-même pour que puisse s'exercer, avec toutes ses exigences, l'agir de la tendresse.
Poète du bruit, de la fureur et de l'« être» (« to be or not to be»), Shakespeare fait dire à Lady Macbeth, s'adressant en termes rudes à son époux : « Yet do Ifear thy nature, it is too full o'the milk of human kindness» — «Mais je crains ta nature, trop pleine elle est du lait de la tendresse humaine ». Formule plus saisissante encore si l'on passe de la métaphore à la matérialité organique, si l'on renverse le «lait de la tendresse» en tendresse du lait. Primordiale substance, le lait relie l'enfant à la mère dans une relation vitale qui déborde toute figure de mère pour se faire flux libidinal tous terrains, diffusant et se coulant au plus profond de l'être, organes, muqueuses, tissus, pour former la nappe phréatique de la tendresse. Tapissant l'intérieur du corps, il institue une sorte de peau interne qui est comme le symétrique chaleureux, rassurant et «bon» d'un moi-peau externe livré aux agressions du réel.
La psychanalyse freudienne qualifiait l'enfant de «pervers polymorphe» pour caractériser une libido apte à érotiser tous les organes du corps. Mais ce «polymorphe» fait encore la part trop belle aux formes et objets, effectivement nombreux. En deçà des formes, en deçà de la spécificité des organes et zones érogènes, en deçà des objets libidinaux, tourne, coule, ruisselle
ou suinte la tendresse, puissance érotique originaire, suave source, ressource disponible pour d'ultérieurs développements vitaux. L'enfant est un être de tendresse —mais de dure tendresse, qui le soutient et lui donne la force de capter et de recueillir par-devers lui l'être maternel :laid sein, voix, corps, espace. Elle tisse des liens résistants entre toutes les composantes du corps, qu'elle unifie et dont elle entretient l'alerte dynamique. Dynamiques et alertes sont aussi les liens qu'elle tisse entre les sujets, où elle est présente comme exigence nue, répudiant tout masque. Elle se tient partout où le vivant existe pour connaître un ultime et effarant sursaut quand survient la mort.

Roger DADOUN.

C. Turlan « Vers l'auto-régulation enfantine », L'Arc, Wilhelm Reich, 83, 4e trimestre 1982. J.-C. Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Paris, Le Seuil, 1998. R. Dadoun, « D'une pulsion pédophilique » L'Infini, La question pédophile, 59, automne 1997. Paul de Tarse, Épître aux Galates. Épître aux Colossiens. W. Fraenger, Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch, Paris, Les Lettres nouvelles, 1966. W. Reich, Écoute petit homme, Paris, Payot 1948 ; rééd. coll. « Petite Bibliothèque », 1998. R. Dadoun, La Psychanalyse politique, Paris, PUF, 1995. A. I. Soljénitsyne, La Russie sous l'avalanche, Paris, Fayard, 1998. S. Courtois, N. Werth, J.-L. Panni, Le Livre noir du communisme : crimes, terreurs et répression, Paris, Laffont, 1997 ; rééd. coll. « Bouquins », 1998.

© Payot & Rivages.

Lire aussi deux extraits du livre : Education sexuelle et Nouveaux-nés. Deux autres extraits : Démocratie du travail et Peste émotionnelle.

Vers la bibliographie


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