Préface à la réédition de Cent fleurs pour
Wilhelm Reich, de Roger Dadoun (1975). Ed. Payot & Rivages, Paris,
1999.
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(coquilles non corrigées)
S'il fallait, pour cette nouvelle édition de notre ouvrage traitant
de l'œuvre et de la pensée de Wilhelm Reich, prendre acte de l'évolution
des connaissances et pratiques, tant psychanaly-tiques que politiques, sociales
et culturelles, caractéristiques des deux décennies écoulées,
il y aurait, sans nul doute, lar-gement de quoi soutenir la pertinence et la
fécondité des ana-lyses développées par Reich dans
les nombreux domaines où il s'est avancé en conquistador. Dans
cette présentation suc-cincte, qui vise à marquer la présence
de Reich dans la culture contemporaine, nous nous bornerons à relever,
prolongeant et actualisant certains axes de notre étude — indiqués
par les cha-pitres correspondants de l'ouvrage — quelques éléments
signi-ficatifs, numérotés pour plus de clarté de 1 à
7, qui ont pris ces dernières années un relief particulier.
C'est ainsi qu'en regard du thème
reichien des «Enfants de l'avenir»
(chapitre 27), nous verrons, à travers la violence faite à l'enfant,
comment cerner la notion singulière de Pulsion pédophilique (1).
Les travaux de Reich sur l'« Orgasme» (chapitre 46), contestés
mais source toujours vive d'inspiration, invitent à mieux mettre en lumière
la réalité du Corps orgastique (2). A travers les rubriques «Assassinat»
(chapitre 2) ou « Peste émotionnelle » (chapitre 48) court
le thème de la rumeur « meurtrière » qui fit de Reich
sa victime d'élection ; aussi convient-il de signaler l'exorbitante inflation
du Pouvoir médiatique (3). Reich entreprit une étonnante expédition
dans le « Désert » (chapitre 19) de l'Arizona, pour mieux
observer les rapports entre l'homme et la nature, solidaires pour le meilleur
et pour le pire — de sorte qu'il en vient à proposer une Vision écologique
(4). Sachant avec quelle ténacité et quelle pugnacité il
a mené le combat contre l'«Irrationnel» (chapitre 39), on
en relèvera les avatars « mystiques » dans l'actuelle et
symptomatique prolifération des Sectes (5). L'irrationnel mine, Reich
l'a amplement montré, l'univers politique — aussi, articulant les thèmes
« Communistes » (chapitre 14), « Diamat » (chapitre
20), « Fascisme » (chapitre 29) et « Fascisme rouge »
(chapitre 30), dessinera-t-on le profil d'une Psychanalyse politique (6). Enfin,
les modes de relation entre sujets tels que Reich les inscrit dans son «
Économie sexuelle » (chapitre 23) et la place qu'il réserve
aux « Nouveaux-nés » (chapitre 45) justifient que l'on conclue
sur cette puissance émotionnelle primordiale, aussi souvent alléguée
que méconnue, qui a nom Tendresse (7).
QUAND COURT TOUJOURS, SINISTRE, LA RUMEUR...
Les sept points indiqués — Pulsion pédophilique, Corps orgastique,
Pouvoir médiatique, Vision écologique, Sectes, Psychanalyse politique
et Tendresse— désignent quelques-unes des voies, parmi d'autres, où
se distingue, non moins opératoire qu'originale, la pensée de
Reich. Mais il serait prudent, avant d'en esquisser l'étude, de signaler
comment, porté par une rumeur toujours courante et sinistre, le seul
nom de Reich suffit à susciter chez certains des réactions de
hargne qui, par-delà la triste ignorance qu'elles révèlent,
semblent prendre leur source dans une peur irraisonnée et comme viscérale
des thèmes, problèmes et propositions constitutifs de l'œuvre
reichienne.
Qui a peur de Wilhelm Reich ? pourrait-on dire, en reprenant à notre
compte une formule percutante. Ce que l'on voit à l'œuvre, ce sont, nouées
ou cristallisant dans l'émotion de base qu'est la « peur »,
des structures mentales, « caractérielles » selon le lexique
de Reich (chapitre 12, « Caractère », et chapitre 16, «
Cuirasse »), où s'intriquent « envie », « misère
sexuelle »,
• peste émotionnelle », « irrationnel », « servitude
volontaire »,
• mentalité mécaniste » couplée à «
vision mystique », etc. — tous aspects de la condition humaine qui heurtent
et que heurte de plein fouet la pensée de Reich. Bilan ravageur pour
Reich : lynchage, prison, bûcher (chapitre 2, « Assassinat»,
et chapitre 3, « Autodafé »). Un jour, une journaliste américaine
avide de scoop fond sur Orgonon, le domaine de Reich, rafle quelques informations,
fantasme et pond, dans Harper's Magazine, un portrait de Reich en prophète
du « nouveau culte du sexe et de l'anarchie ». La rumeur prend.
Voici du coup « Sexe et Anarchie » gonflés en double mamelle
sustantatrice de cette espèce de frayeur molle qui saisit « braves
gens » (Brassens) et « majorités compactes » (Freud)
— qu'allèchent par ailleurs ces deux pis tumescents de l'oeuvre luciférienne.
[...]
AGGIORNAMENTO EN SEPT POINTS
Passé ce petit coup d'éponge à l'entrée d'Orgonon, le vaste complexe de locaux et d'activités fondé et entretenu par Reich dans l'État du Maine, aux États-Unis, et qui vaut pour nous métaphore, il nous faut donner corps aux sept points proposés pour, non certes compléter, mais simplement esquisser une mise à jour, un aggiornamento, un « rafraîchissement » de ces Cent Fleurs.
« L'enfance, l'adolescence et les problèmes d'éducation
en général, écrit Catherine Turlan, spécialiste
de littérature enfantine, ont occupé une place centrale dans la
pensée de Wilhelm Reich. Déjà en Allemagne, quand il écrivait
La Lutte sexuelle des jeunes, Reich s'inquiétait avant tout, en décrivant
la "misère sexuelle" des jeunes, des moyens d'y remédier.
Par la suite, et surtout après la naissance de son fils Peter, le nouveau-né
et le tout jeune enfant ont polarisé de façon particulièrement
intense sa réflexion ; l'enfant apparaissait comme la forme privilégiée
du protoplasme vivant, avec sa pulsation frémissante, sa prodigieuse
circulation d'énergie — forme orgonotique exemplaire sur laquelle la
famille et la société, par le biais notamment de l'éducation
et de l'enseignement, ne cessaient d'exercer une pression contraignante, déformante,
atrophiante et souvent mortifère. Reich en arrivait même à
parler, dans Le Meurtre du Christ, du "massacre" des nouveau-nés.
»
A l'appui de ces considérations, Catherine Turlan rappelle la création
par Reich, en 1949, de l'Orgonomic Infant Research Center (Centre orgonomique
de recherches sur la petite
VIl
enfance) et, quelques mois avant sa mort, le 3 novembre 1957, du Wilhelm
Reich Infant Trust Fund (Fondation Wilhelm Reich pour la petite enfance),
auquel
il
léguait tous ses biens. L'enfance s'offre ainsi comme la voie royale
— incontournable ! — pour l'institution d'une société plus humaine,
c'est-à-dire vouée à plus de tendresse et de justice, plus
de liberté et de rationalité. La multiplication, ces derniers
temps, des affaires dites « de pédophilie », définie
comme la gratification sexuelle que l'adulte recherche dans sa relation, séductrice
ou brutale, avec l'enfant, et les tumescences médiatiques qu'elles ont
provoquées invitent à mettre en relief une dimension singulière
dans l'idée reichienne des rapports entre adultes et enfants.
Le pédophile apparaît comme une figure négative et surdéterminée
de la sexualité, cumul et condensation de diverses formes de rejets caractéristiques
de la peur de la sexualité longuement analysée par Reich. Rejet,
en premier lieu, de la sexualité en tant qu'assise fondamentale de l'être
de l'homme, indulgence, « tolérance » ou gloriole n'étant
accordées qu'à ses formes les plus égrillardes, celles
qui circulent dans les chambrées, les magazines, les affiches, les sex-shops,
les productions mercantiles, toutes expressions en lesquelles Reich verrait
des modalités d'une endémique « misère sexuelle ».
Rejet de ce qui est censé relever d'une sexualité « perverse
», soit toutes les pratiques autres que celles qui ont pour organes et
pour but la procréation. Rejet de l'idée même de sexualité
infantile, ce qui permet de poser l'enfant comme pure innocence et victime absolue.
Rejet encore plus radical de l'hypothèse d'une compétence libidinale
de l'enfant et d'interventions séductrices de sa part. Rejet, enfin,
de la dimension d'agressivité inhérente à l'activité
sexuelle, sous quelque forme qu'elle s'exerce. Le pédophile fait ainsi
le plein sur sa personne des divers interdits et écarts sexuels déterminés
par la norme sociale : il est, être d'abîmes, sexuel, sexuel-pervers,
sexuel-pervers-agressif, sexuel-per-vers-agressif-souillant-l'enfance !
Mais que l'on revienne maintenant à la stricte étymologie du terme,
et l'on pourra retourner cette figure qualifiée de « monstrueuse
», et déceler, sous la caricature, l'hommage que le « vice
» rend à la « vertu » — à cette vertu, cette
puissance que peut représenter la pédophilie (en grec paido-philos,
« qui aime les enfants ») en tant qu'amour de l'enfant Hypothèse,
donc,d'une pulsion pédophilique qui ne serait pas réductible à
la pulsion sexuelle en ce qu'elle vise, de façon spécifique mais
non moins vitale, l'être même de l'enfant. La pulsion pédophilique
pose l'enfant comme objet aimable au sens fort, violent même : qui doit
être aimé — sous peine de mort ! On dira que l'être humain,
à l'image des autres espèces animales, aime, défend, protège
sa progéniture : empreintes biologiques, hormones, instinct maternel,
instinct paternel, etc. Certes, mais à la différence des animaux
l'homme peut remettre en question ses instincts — c'est pourquoi l'on parle
de pulsions — et les dérégler, les dénaturer. Ainsi en
va-t-il pour la pulsion sexuelle, toujours déroutante. Ainsi pousse-t-on
jusqu'à la fureur la pulsion d'emprise. Ainsi joue-t-on, à la
folie, avec la pulsion de mort —jeux qui rendent l'homme capable et désireux
de massacrer des millions de ses congénères.
Faut-il être naïf ou s'aveugler pour croire que l'être humain
s'abstiendrait de frapper (geste quotidien), de tuer (telle Médée),
de dévorer (tel Chronos) ses propres enfants, si une puissance interne
ne le retenait, ne l'en détournait, si, pour tout dire, une pulsion pédophilique
— énergie libidinale centrée spécifiquement sur l'enfant
— n'intervenait pour suspendre ses impulsions meurtrières, ses motions
infanticides ? Reich dénonçait, avec passion, le massacre des
nouveau-nés. Ethnographie et histoire décrivent diverses formes
d'infanticide, et les mythes nous rappellent qu'avant Œdipe meurtrier de son
père Laïos, il y eut le père, Laïos, qui voulait tuer
son fils. N'irions-nous pas jusqu'à entendre, comme écho d'un
meurtre, le cri déchirant du Fils abandonné par le Père,
envoyé à la mort par le Père — quelque bonne raison qu'ait
pu alléguer ce Dernier : « Lamma lamina sabacthani», «
Mon père, mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
A la figure du Fils mourant répond, pour lui résister et la surcompenser,
l'icône éternellement vivante de... l'Enfant Jésus. Nous
parvient là, peut-être, une de ces lueurs étranges qui transparaissent
dans cet étrange ouvrage de Reich qu'est Le Meurtre du Christ Toute une
psychanalyse ressasse, jusqu'à le rendre exsangue, le « meurtre
du père » entendu comme meurtre sur le père. C'est occulter
l'autre « meurtre du père », à savoir le meurtre perpétré
parle père sur le fils ou la fille (Iphigénie), soit plus généralement
la violence meurtrière exercée par l'adulte sur l'être nu,
faible,
lx
vagissant, implorant, arrogant qu'est l'enfant. Meurtre qui demeure — c'est
heureux, c'est ce qui permet à l'humanité de survivre — la plupart
du temps virtuel, sublimé, suspendu, tel le couteau sur la gorge d'Isaac,
par la vertu abrahamique — car Abraham aime son fils Isaac — de la pulsion pédophilique...
Depuis le jour où une patiente de Freud parla de talking cure, «
cure par la parole », la psychanalyse n'a eu de cesse de conserver au
verbe un privilège exorbitant. Pour le « parlêtre »,
comme ils disent qu'est l'humain, hors la parole point de salut — au sens de
santé ou sauvegarde, mais peut-être plus encore au sens de salut
religieux, comme tendrait à le faire accroire une présence signifiante
de prêtres et de dames patronesses, alliée à une notoire
verbosité religieuse, dans le champ analytique contemporain. La chair
s'étant faite verbe, on comprend que chemine plus ou moins souterrainement,
chez nombre de ceux qui pratiquent, racontent ou théorisent l'analyse,
comme un désir de corps.
D'emblée Reich accorde au corps un statut éminent. Il le construit
en tant que corps orgastique, assemblant des matériaux très divers
tels que polarité des systèmes sympathique et parasympathique,
séquences libidinales, réflexe orgastique, cuirasse musculaire,
« anorgastique », contraintes sociales et idéologiques, etc.
Le travail du corps et au corps, dans ses différents segments, mouvements,
organes et fonctions, est un axe important des techniques d'inspiration reichienne.
Mais le rôle déterminant attribué à la fonction de
l'orgasme tend à faire oublier que le corps orgastique, s'il vise l'extrême
de la sexualité, demeure en son entiéreté au centre d'une
vision globale de l'être humain, que l'on peut confronter à deux
visions opposées, l'une qui dévalorise le corps, l'autre qui le
survalorise —ce qui donne, en simplifiant, le tryptique : corps mortifié,
corps glorifié, corps orgastique.
Tout commence, comme il se doit, avec la Genèse. Adam et Eve viennent,
à l'instigation du serpent, de consommer le fruit défendu : «Alors
se dessillèrent leurs yeux, à tous deux, et ils connurent qu'ils
étaient nus ; et cousant des feuilles de figuier,ils se firent des pagnes.
» Le couple originaire prend conscience de la sexualité («
nus» ), pour aussitôt la masquer, la refouler (« pagnes »)
: honte, péché, chute. Sur cette genèse au maudit tempo,
Paul de Tarse — saint Paul, fondateur, dit-on, du christianisme — en vient à
faire de la «chair» le mal par excel-lence : les « œuvres
de la chair, dit-il, sont fornication, impu-reté, débauche, idolâtrie,
sorcellerie, haines, querelle, jalousie, fureurs, disputes, dissensions, scissions,
envies, orgies, ripailles et choses semblables ». « Faites donc
mourir, prescrit-il, vos membres terrestres : fornication... », etc.
Ces propos formulent un principe directeur — directeur de conscience et directeur
d'inconscient ! — de la théorie chrétienne du corps. C'est à
la sombre lumière d'une telle vision que des millions, des centaines
de millions d'êtres humains vivent, sentent et pensent leur corps, et
qu'à « faire mourir » leurs « membres terrestres »
se sont ingéniés, de tout temps, toutes sortes de croyants : corps
honni, souillé, maltraité, mutilé, afin que l'âme
puisse s'en libérer et parvenir à un contact extatique avec Dieu,
approché souvent comme suprême Amant. Caractéristiques de
divers courants et exercices de la mystique chrétienne, ces pratiques
ont, et plus que de raison, leurs équivalents hors du christianisme.
Par exemple : nous avons le triste privilège, aujourd'hui, de voir sévir,
dans toute sa « peste émotionnelle » et toute son horreur,
une certaine conception intégriste, fanatique, criminelle de l'islam,
active en divers lieux du monde musulman — conception qui, à la différence
d'une vision chrétienne plus ou moins tempérée par le culte
de Marie, s'acharne avec une particulière férocité sur
la femme : viol, esclavage, mutilation, mortification sous des vêtements-linceuls,
assassinat...
A l'opposé de l'image satanique du corps mortifié, le prin-cipe
d'une bonté ontologique de la création répondant à
la suprême bonté divine a pu se traduire par une glorification
du corps, une exaltation de la « chair » considérée
même comme voie d'accès au divin. Exemplaire nous paraît
sur ce point, entre autres, l'extraordinaire courant hérétique
qui traverse l'Europe aux XIIIe et XIVe siècles sous des noms divers
: homines intelligentiae de Bruxelles, bégards de Bohême, alumbrados
d'Es-pagne, et surtout les frères et soeurs du Libre Esprit, qui esti-maient
s'« être élevés [ ... ] à un tel état
de perfection spirituelle
XI
ê é
que, même plongés dans la chair et ses désirs, ils en devenaient
incapables de pécher », nous dit le critique d'art Wilhelm Fraenger
dans son étude sur Le Royaume millénaire de Jérôme
Bosch. Ces frères et sœurs se considèrent comme étant tous
« fils d'Adam », et ils élaborent une « érotique
adamite » qui fait de l'amour sexuel un mystère gnostique, la voie
lumineuse d'un retour à l'être originaire de l'homme, à
l'Adam androgyne d'avant la chute.
Divers auteurs illustrent cette tradition d'un corps de gloire. Ainsi, dans
Le Mariage du ciel et de l'enfer (1793), William Blake chante, en images et
sentences poétiques, le corps, corps de chair qui est corps d'amour,
où se conjoignent l'humain et le divin. Il proclame : « La Vérité
[ ... ] est ceci : 1. Le Corps n'est pas distinct de lArne [ ... ]. 2. La seule
Vie, c'est l'Impulsion, qui vient du Corps [ ... ]. 3. Impulsion est Joie éternelle.»
On retrouve de semblables vibrations chez Nietzsche lorsqu'il écrit,
dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1891) : « Toute joie veut l'éternité
— veut la profonde éternité. » Éternité qui
ne se dissout pas dans une obscure spiritualité mais s'ancre dans la
lumineuse réalité du corps, comme en témoigne le Zarathous-tra
qui danse et tournoie dans une ivresse de vie qu'aiguise l'énergique
— le bioénergétique — espace libérateur du désert.
Sur un registre différent, Groddeck, que Freud qualifie de « superbe
analyste qui a saisi l'essence de la chose », voit dans le corps une production,
une expression du Ça, inconscient illimité conçu comme
force de vie souveraine et créatrice de tout ce qui fait l'homme, et
si glorieusement située au-delà du bien et du mal que Groddeck,
médecin, n'hésite pas à récuser le principe même
de la maladie. « Il n'existe pas, affirme-t-il, de différence entre
ce qui est sain et ce qui est morbide. »
S'il éprouve une répugnance forte, viscérale, à
l'endroit du corps mortifié, au point qu'il fait de ce dernier la cible
princi-pale — elle est rigidités, frigidités, stases, blocages,
« pelvis mort », etc. — de sa pratique et écarte la conception
freudienne d'une pulsion de mort, Reich ne s'aligne pas pour autant sur le corps
glorifîé, encore qu'on puisse aisément le situer dans la
lignée des Blake, Nietzsche ou Groddeck. Il en est bien près,
à vrai dire, lorsqu'il idéalise le « caractère génital
» (chapitre 34, « Génital ») ou qu'il voit le corps
traversé par une énergie d'orgone cosmique assez aléatoire
(chapitre 47, « Orgone »). Mais
ces tentations ou dérives ne remettent pas en question les assises concrètes
du corps orgastique tel qu'il s'inscrit dans le système d'économie
sexuelle de Reich, avec le double ancrage du biologique et du culturel. C'est
cet espace du corps — notre expérience immédiate et irrémédiable
— que Reich livre, sans l'y réduire, au déploiement de la puissance
orgastique, pour que puissent s'exercer la souveraineté du sujet et la
créativité de la culture.
Où peuvent mener les méthodes de harcèlement de la presse,
Reich n'a cessé, tout au long de son existence, d'en faire la pénible
expérience. Déjà, au début des années trente,
la presse communiste d'Allemagne le prend violemment à partie parce qu'il
n'est pas dans la ligne. Réfugié en Norvège, c'est la presse
réactionnaire et fasciste, où se pointe un dénommé
Quisling, qui mène une campagne de calomnies contre le «pornographe
juif ». On a vu comment, aux États-Unis, des journaux à
sensation amorcent contre lui l'engrenage fatal des rumeurs. Encore s'agit-il
d'une période où l'écrit domine, où la radio, que
le fascisme sut utiliser (vociférations spectaculaires des Hitler et
Mussolini), commence seulement à pénétrer dans les foyers.
C'est seulement après la mort de Reich (1957) qu'avec la télévision
s'ouvre une ère nouvelle. Répandue aujourd'hui dans le monde entier
et dans toutes les couches de la société, inondant d'images et
de mots à tout propos des milliards de consommateurs de tous âges,
elle constitue désormais un instrument d'influence et d'action psychologiques
et politiques d'une puissance inouïe.
L'illusion, bête noire de la psychanalyse, traquée autant par Freud
que par Reich, trouve avec la télévision son lieu d'élection.
Il ne s'agit pas seulement — c'est déjà énorme — du contenu,
des flux incontinents de messages, jeux, témoignages, débats,
spectacles, fictions où ne roule et mousse que la superficielle « écume des jours », des événements, des êtres,
des choses. C'est la structure même de la télévision en
tant que complexe technologique, économique, politique et culturel, qui
semble appeler, sélectionner et exprimer par le biais de l'image
et de la voix des motivations et fantasmes, et des modalités politiques
et idéologiques qui sont cela même qu'un Reich situait à
la source, prégénitale pour l'essentiel, de comportements infantiles
et régressifs prompts à gober racontars, légendes, mystères
et mystifications.
L'oralité, du babil au caquetage, se gorge de logorrhées interminables,
aussi tranchées soient-elles, où importent moins le travail de
la langue et le sens élaboré du discours que la vélocité
du débit, le squat de la durée par un verbe verboyant, si l'on
peut dire, la renomination ou la renommée de toute une panoplie sécurisante
de balises — des noms, avant tout, et des mots, tournures, références,
etc. La liquidité du discours — faire flux et faire vite — se traduit
chez nombre de parleurs télévisuels par ce tic étonnant
: un grassayement vulgaire du son «r» qui tend à être
englouti dans l'incontinence glottique au point qu'on se demande s'il ne va
pas disparaître de la langue. La sphère de l'analité engloberait
jusqu'à satiété jeux d'argent et gains et cadeaux et dons
en tous genres, et allusions grivoises, et complaisances émues pour tout
ce qui relève de la ruine, ainsi, a contrario, que les spectacles sublimants
et tonitruants où éclatent à profusion illuminations, strass,
rires en cascades, luxes étalés... Le phallique trouverait largement
de quoi s'ébaudir face aux exhibitions désormais rituelles de
corps offerts en dégradés de nus, dans un jeu d'organes, peaux,
voiles et vêtures (p)ornographiant chants, danses, défilés
de modes, sports, fictions...
Le pouvoir médiatique, désormais constitué et invoqué
comme tel, s'exerce dans une complicité foncière, obscène,
frivole ou rivale, avec les pouvoirs politique et culturel. L'être politique,
qui exige trop de vertu, cède la place au paraître, qui n'exige
rien de plus que quelque prestance ou faconde pour surfer sur les «bonnes»
questions, lourdement finaudes, posées par quelque animateur ou journaliste
jouant rentablement la comédie du dialogue, d'un frétillant désir
de savoir, d'un interrogatoire bidonné. Sur le même modèle,
et paradoxalement, l'artiste, masquant son oeuvre propre et l'interrogation
raisonnée qu'elle pourrait susciter, affiche son humaine, trop humaine,
altérité, pour mieux se porter identique. Identique à quoi?
A ces icônes en quoi tendent à se métamorphoser les faciès
télévisuels, présentateurs, interve-nants, prestataires
et notables toutes catégories. Icônes qui auraient dégorgé
leur sacré et abandonné tout hiératisme, et desquamant
pour ainsi dire, en instantanés, sous forme d'images vibrionnantes et
plates, aux expressions non expressives, cadrées là pour faire
signe vers — vers on ne sait quoi —et vers lesquelles, dans un surplace ou une
stase qui exténue toute réflexion, s'essoufflent les consommateurs
ébaubis, souvent bêlants.
Déborderait notre propos une analyse plus large et plus approfondie qui
rendrait justice aux apports fantastiques d'une télévision soucieuse,
avec les mesures immenses qui sont les siennes, de l'agrandissement de l'homme.
Prenons seulement acte de ce que, dans ses productions les plus courantes et
les plus massives, ledit « petit écran » se gave et s'entretient
à l'aune du tout « petit homme » — ce même «
petit homme » qu'épingle Reich dans Ecoute, petit homme, et qui
trouve aujourd'hui dans la télévision un espace d'illusoire reconnaissance
où c'est le tout «petit», ou tout le «petit»
qui, grassement et misérablement, l'emporte sur « homme ».
Après avoir distingué et analysé les fonctions, circuits, accomplissements ou ratés de l'énergie libidinale au principe de son économie sexuelle, Reich explore le champ social pour débusquer normes, contraintes, répressions et mortifications ; puis, dans un ambitieux mouvement d'amplification, il élargit sa conception « énergétiste » jusqu'à formuler l'hypothèse d'une énergie d'orgone universelle (chapitre 47, « Orgone »). Du fait de son caractère aventureux, l'hypothèse de l'orgone a eu pour effet de masquer les attachements plus concrets, plus terreux de Reich à ce qu'il nomme, dans une belle métaphore, la « prairie ». Il s'intéresse aux déserts, aux nuages, à l'atmosphère, à la terre, à... l'eau — bref à la nature, et il évalue clairement les ravages énormes : pollution, destruction d'espèces, dégradation des sols, « désertification », etc., que provoquent les activités humaines réglées par une démarche «mécaniste» qui ne voit dans la nature qu'un simple matériau pour dérives libidinales et frénésies de production.
Entité autonome et vivante portée par les flux de l'énergie
cosmique, la nature reichienne est aussi traversée par un élan
poétique que — si par poésie on désigne la perception intense
et l'expression émouvante et juste des liens entre l'homme et la nature.
Lorsque Reich choisit un terrain dans l'État du Maine pour y construire,
outre son habitation, laboratoires, centre de recherches, salles d'études,
bibliothèque, il le fait en tenant compte de la qualité naturelle
du lieu : atmosphère limpide, lac et cieux et spacieux horizon — pour
des raisons, donc, écologiques.
La vision écologique de Reich s'alimente à une troisième
source, que l'on pourrait qualifier, avec ses diverses connotations, de tradition.
Dans son effort pour tenir à distance le couple infernal mécanisme-mysticisme,
Reich en appelle, notamment dans L'Ether, Dieu et le diable, à une conception
animiste de la réalité. Loin d'être une vision archaïque
ou enfantine du monde, une naïve et superstitieuse croyance aux esprits
ou autres entités surnaturelles, l'animisme antique ou «primitif
» construit, selon Reich, une image sensible et opératoire de la
liaison élémentaire, toujours active, de l'homme et du monde.
En refoulant, rejetant ou ruinant une telle vision, les monothéismes
dogmatiques, les philosophies et idéologies «progressistes»
et le positivisme scientiste privent l'homme d'une dimension précieuse
et vitale — perte désastreuse, car ne s'exerce plus, pour freiner ses
emportements et réguler ses actions, le lien émotionnel intense,
poétique ou orgastique même, de l'homme avec la nature.
Les mouvements fluctuents qui agitent l'écologie contemporaine gravitent,
pour l'essentiel, autour des deux pôles antagonistes-complémentaires
décrits par Reich : au pôle «mécaniste» il est
question de mesures de pollution, évaluation de dégâts,
coûts, projets ponctuels; au pôle «mystique» on invoque,
sous son nom grec, Gaïa, la terre-mère, on rêve, obsédé
de pureté biologique et naturiste, d'un univers réenchanté.
La vision écologique de Reich, si elle comporte des éléments,
biologiques et cosmiques notamment, de nature à conforter l'une ou l'autre
de ces tendances, préserve, en raison précisément de sa
dynamique et de ses ancrages concrets —
corps-à-corps et terre-à-terre ! — un certain équilibre.
Vision synthétique, où se croisent cosmos, poésie et tradition,
elle s'offre en outil efficace à quiconque entreprend d'affronter, en
sachant allier raison et passion, les désarrois terrestres et les dérisions
de vie du monde actuel.
Comment une secte sectionne? Reich en a fait la douloureuse expérience
— si par secte on entend, dans un sens large, toute collectivité unie
par une croyance ou «doctrine» contraignante et captivante, soumise
à des règles impératives, pratiquant un certain langage
et des rituels d'initiation, de passage et de consécration, et chassant
hors de son sein dissidents, hérétiques, non-alignés. Au
Congrès de Lucerne, en 1934, Reich est exclu de l'Association psychanalytique
internationale (chapitre 43, «Lucerne»); peu de temps auparavant,
il avait été exclu du Parti communiste danois (sic) «en
accord avec le comité central du parti communiste allemand» (chapitre
14, « Communistes »). Généralisons : toute organisation,
aussi vaste soit-elle, et se réclamât-elle d'un rationalisme dur,
comme la psychanalyse ou l'idéologie communiste, recourt à des
pratiques «sectaires» — a fortiori s'il s'agit d'organisations religieuses,
traditionnelles, officielles et oecuméniques même. Schéma
simplifié : la secte inclut « les nôtres », exclut
les autres, « nôtres » et « autres » pouvant être
quelques-uns ou des millions, l'inclusion pouvant être poussée
jusqu'à agglutination et fusion totale des membres, l'exclusion visant
parfois l'élimination, l'extermination totale des autres. Ainsi conçu,
l'effet de secte apparaît comme une donnée permanente et omniprésente.
Repérer une structure de secte dans les groupes, organisations, idéologies
et dans la notion même de croyance, ressortit à une psychanalyse
politique. L'usage actuel de la notion de secte est beaucoup plus réduit.
E vise, avec de notables exceptions, un groupe ou une communauté aux
effectifs limités, soudée par une croyance dure autour d'un gourou
obscur perçu comme être de lumière, avec tendance à
l'autarcie, la marginalité, voire la clandestinité, et à
l'occasion criminalisée pour des raisons psychologiques, éthiques,
juridiques ou économiques. Divers concepts de Reich, dans la filiation
de Freud, s'appliquent ici : couple antagoniste mysticisme-méca-
nisme, peur, régression prégénitale, soumission masochique,
1 d'idéalisation, etc.
processus d'identification, d'idéalisation, de transfert, Encore qu'une
secte puisse faire son nid dans la technologie (technocratie) et dans la science
(scientisme), la posture la plus fréquente est le rejet, le déni,
la peur de ladite «modernité» appréhendée comme
démarche «mécaniste» et facteur d'inhumanité,
et le refuge «mystique» dans la promiscuité chaude du groupe,
la soumission sécurisante, gratifiante, à un être protecteur,
Père, Mère ou Grand Frère idéalisés, statufiés
dans la pierre ou pétris dans l'âme. La sexualité — non
exclue des pratiques courantes au fumet incestueux — exploite les ressources
prégénitales : situations fusionnelles, oralité des prières,
incantations, écholalies et lallations, androgynie et confusion des genres,
jeux de symbolisations, satisfaction magique des désirs... Le déni
de réalité, flagrant, exalte un «au- delà du réel
», dans l'espace avec êtres et objets venus d'ailleurs, et dans
le temps avec attentes millénaristes ou terreurs apocalyptiques avivées
aujourd'hui par l'imminence de l'an 2000.
La méthode de Reich, dès ses activités psychanalytiques
et politiques à Vienne et à Berlin jusqu'à ses séminaires
d'Orgonon, aux États-Unis, a toujours été plus de prévention
que de répression. Le problème posé aujourd'hui, très
médiatiquement, par les sectes, suppose que soient pris en considération,
en leurs troubles emmêlements — People in trouble, disait Reich ! — chez
les sectateurs, à la fois la culture, la société et le
psychisme individuel : culture dominée par une science impérative
et une technologie impérialiste, et imprégnée par les idéologies
d'un rationalisme raide, du progrès et du succès à tout
prix; société bafouant dans la réalité ce qu'elle
proclame comme valeurs, démocratie, responsabilité, autonomie
et accomplissements individuels ; psychisme individuel, enfin, où le
Moi survalorisé en paroles et en exhibitions doit néanmoins se
fondre dans la masse et l'anonymat, subir manipulations et aliénations
sans même pouvoir faire fond sur un inconscient rendu vulnérable
du fait d'agressions éducatives, familiales, administratives, pilonné
dans d'âpres rapports de force, et qui n'aspire plus qu'à retrouver,
dans la secte, la chaleur d'un sein, la douceur d'un cocon, les torpeurs de
l'illusion.
Corps politique et corps orgastique sont deux grands
de la pensée reichienne impliqués l'un dans l'autre, se compliquant
l'un par l'autre. Il est symptomatique que corps politique et corps orgastique
aient tous deux été repoussés par les diens comme des écarts
incongrus par rapport à la doctrine du Père fondateur, alors même
que la psychanalyse politique de Reich s'inscrit, pour l'essentiel, j'ai tenté
de le montrer dans mon essai sur La Psychanalyse politique, dans le droit-fil
rouge de la pensée de Freud, riche en hypothèses et considérations
relevant délibérément du Politique.
Les principes et illustrations d'une psychanalyse politique cohérente
sont présents dans presque toutes les recherches de Reich. Aussi suffit-il
ici de marquer quelques points ou de récentes avancées sont venues
soutenir certaines de ses analyses les plus contestées. Fut-il assez
honni — comme le furent Istrati, Koestler, Soljenitsyne et tant d'autres — pour
avoir associé « fascisme brun » et « fascisme rouge
», nazisme et stalinisme, en débusquant les racines « caractérielles»
communes aux deux idéologies et expériences totalitaires ! Nombre
d'ouvrages historiques et politiques parus récemment (parmi les tout
derniers : Le Livre noir du communisme), exploitant de nouvelles archives, confirment
la pertinence de l'approche reichienne. La débâcle des pays communistes
et de l'idéologie stalinienne met à nu les facteurs psychologiques
décrits par Reich, facteurs toujours aussi actifs par ailleurs, dans
les associations mafieuses économiques, politiques, culturelles, médiatiques
d'ex-stali- niens toujours aussi peu repentis.
Reich s'en était pris violemment aux hommes politiques, qu'il traitait
de Higs, Hoodlums in government, «voyous au gouvernement» (chapitre
36, <, Hig ,,). Il ne recuise nullement le principe du Politique comme organisation
nécessaire et rationnelle de la société, et il en fait
même, avec son projet de démocratie du travail, le couronnement
de son système d'économie sexuelle. Mais les pratiques politiques
lui paraissent aberrantes. De fait, d'innombrables <,affaires>, récentes,
dans tous les pays et visant diverses organisations et personnalités,
ne laissent pas d'abasourdir même les plus avertis, et donnent à
M
l'inquiétant Hig reichien un relief vertigineux. Il apparaît bien
que, sauf exceptions rares, existe une sorte de corruption structurelle inhérente
à l'exercice du pouvoir. Sans même prendre le cas, trop facile,
de nombreux régimes actuels, partout dans le monde, qui ne sont rien
que corruption, détournement systématique des biens publics, rien
que gangs et « voyoucraties », il est troublant de constater que
même les démocraties qui s'exercent, avec une belle assurance,
sous le signe de l'éthique — États-Unis, Grande-Bretagne, France,
pour ne citer que les plus en vue —, se retrouvent empêtrées dans
de sombres affaires : tel Président américain se débat
dans de fangeuses et minables accusations, tel ministre anglais a fait de trop
fructueuses «affaires», et un ex-président de la République
française se voit, défunt, épinglé par son propre
ex-Premier ministre disant de lui : « Ce n'était pas un honnête
homme »...
Reich a préconisé des formes d'organisation du travail et de relations
socio-politiques et économiques centrées sur la compétence
et l'autonomie individuelles, susceptibles de limiter ou de neutraliser hiérarchie
et autorité (chapitre 18, « Démocratie du travail »).
Parmi de nombreux projets en ce sens, le dernier ouvrage de Soljenitsyne, La
Russie sous l'avalanche, propose de redonner vie au principe de l'auto-administration
locale, le zemstvo, «union de toutes les personnes qui vivent en un lieu
donné et y travaillent. C'est une union hors politique, hors partis et
nationalités, [ ... ] une forme d'auto-administration populaire liée
à tous les niveaux aux intérêts et besoins du peuple ».
La psychanalyse politique ne consiste pas — cuistrerie médiatique — à
allonger sur un divan virtuel quelque politicien naïf ou roublard. Elle
se nourrit d'observations sociologiques, analyses cliniques, réflexions
historiques et politiques, et d'une attention extrême portée à
l'image, et tout particulièrement, aujourd'hui, à l'image télévisée,
qui véhicule une multitude de Signes, répétitifs, compulsifs,
loquaces, inépuisables. Les icônes — têtes, visages, corps,
allures, gestes, mimiques, moues, sourires, etc. — apparaissent et disparaissent,
juste le temps de faire signe, dans cette petite lucarne soudain promue divan
à merveille pour l'avenir d'une psychanalyse politique.
L'intensité sexuelle extrême qui qualifie la puissance orgastique
ou la superbe du génital n'excluent pas que puisse être relevé
chez Reich un sentiment auquel on ne se réfère, la plupart du
temps, que pour une allusion incidente ou une molle relation : la tendresse.
Implicite dans le système de l'économie sexuelle, elle colore
les relations entre partenaires sexuels, dont elle affirme, à sa façon,
l'accomplissement orgastique. Si ce dernier se définit avant tout comme
intensité pourrait considérer la tendresse, au risque d'une contradiction,
comme exprimant une extensivité orgastique. Autrement dit la tendresse
serait co-extensive au corps orgastique tout entier. Ni sentiment mou — attendrissement
! — ni émotion auxiliaire censée escorter l'attachement, la tendresse
serait au contraire une émotion primordiale, un sentiment dur : il faut
être singulièrement dur avec soi-même pour que puisse s'exercer,
avec toutes ses exigences, l'agir de la tendresse.
Poète du bruit, de la fureur et de l'« être» («
to be or not to be»), Shakespeare fait dire à Lady Macbeth, s'adressant
en termes rudes à son époux : « Yet do Ifear thy nature,
it is too full o'the milk of human kindness» — «Mais je crains ta
nature, trop pleine elle est du lait de la tendresse humaine ». Formule
plus saisissante encore si l'on passe de la métaphore à la matérialité
organique, si l'on renverse le «lait de la tendresse» en tendresse
du lait. Primordiale substance, le lait relie l'enfant à la mère
dans une relation vitale qui déborde toute figure de mère pour
se faire flux libidinal tous terrains, diffusant et se coulant au plus profond
de l'être, organes, muqueuses, tissus, pour former la nappe phréatique
de la tendresse. Tapissant l'intérieur du corps, il institue une sorte
de peau interne qui est comme le symétrique chaleureux, rassurant et
«bon» d'un moi-peau externe livré aux agressions du réel.
La psychanalyse freudienne qualifiait l'enfant de «pervers polymorphe»
pour caractériser une libido apte à érotiser tous les organes
du corps. Mais ce «polymorphe» fait encore la part trop belle aux
formes et objets, effectivement nombreux. En deçà des formes,
en deçà de la spécificité des organes et zones érogènes,
en deçà des objets libidinaux, tourne, coule, ruisselle
ou suinte la tendresse, puissance érotique originaire, suave source,
ressource disponible pour d'ultérieurs développements vitaux.
L'enfant est un être de tendresse —mais de dure tendresse, qui le soutient
et lui donne la force de capter et de recueillir par-devers lui l'être
maternel :laid sein, voix, corps, espace. Elle tisse des liens résistants
entre toutes les composantes du corps, qu'elle unifie et dont elle entretient
l'alerte dynamique. Dynamiques et alertes sont aussi les liens qu'elle tisse
entre les sujets, où elle est présente comme exigence nue, répudiant
tout masque. Elle se tient partout où le vivant existe pour connaître
un ultime et effarant sursaut quand survient la mort.
Roger DADOUN.
C. Turlan « Vers l'auto-régulation enfantine », L'Arc, Wilhelm Reich, 83, 4e trimestre 1982. J.-C. Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Paris, Le Seuil, 1998. R. Dadoun, « D'une pulsion pédophilique » L'Infini, La question pédophile, 59, automne 1997. Paul de Tarse, Épître aux Galates. Épître aux Colossiens. W. Fraenger, Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch, Paris, Les Lettres nouvelles, 1966. W. Reich, Écoute petit homme, Paris, Payot 1948 ; rééd. coll. « Petite Bibliothèque », 1998. R. Dadoun, La Psychanalyse politique, Paris, PUF, 1995. A. I. Soljénitsyne, La Russie sous l'avalanche, Paris, Fayard, 1998. S. Courtois, N. Werth, J.-L. Panni, Le Livre noir du communisme : crimes, terreurs et répression, Paris, Laffont, 1997 ; rééd. coll. « Bouquins », 1998.
© Payot & Rivages.
Lire aussi deux extraits du livre : Education sexuelle et Nouveaux-nés. Deux autres extraits : Démocratie du travail et Peste émotionnelle.