(publicité L'Oréal, diffusée par Internet fin 2004)
Cette analyse est extraite du cours de licence de psychologie Publicité, médias et persuasion, niveau 2 : conformisme, propagande et idéologie de Odile Camus (maître de conférences habilitée en psychologie sociale à l'Université de Rouen). Nous la reproduisons avec son autorisation. "L'analyse d'une publicité pervertissant le féminisme" par Odile Camus est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité-Pas d'Utilisation Commerciale-Pas de Modification 2.0 France. (La licence ne concerne pas l'image de la publicité.)
Cette publicité intervient dans un contexte, où, le marché du cosmétique femme étant saturé, les hommes sont désormais le nouveau coeur de cible des fabricants de cosmétiques, souhaitant conquérir de nouveaux marchés. Par exemple en les amenant à s'épiler...
L'émetteur (annonceur) : société L'Oréal, géant transnational du cosmétique.
La source (représentation que le récepteur se construit de l'émetteur,
c'est une entité construite par le message) : NLF (pour ceux qui y croient !).
Le message construit l'image d'une source militante.
Mise en scène discursive de la source : comportement élocutif (utilisation de la première personne : "nous") et construction d'un contexte militant : forme de tract (avec même flèche au stylo manuscrite !), "nous" (collectif), points d'exclamation, affirmations, auto-définition ("autoproclamé") et bien sûr le sigle (caractères de type pochoir) et le logo.
Cette publicité interroge le rapport entre publicité et idéologie :
NLF est une parodie du MLF (Mouvement de Libération de la Femme), principale
organisation féministe ayant conduit les combats des années 70. Le MLF a joué
un rôle essentiel dans la diffusion des idées féministes (contraception,
avortement...) au
point que celles-ci sont devenues normatives. Mais en dépit de l'influence
profonde sur les attitudes qu'il a su mettre en oeuvre, il conserve encore
aujourd'hui une image stéréotypée quelque peu négative (femmes peu
avenantes, vindicatives... à l'opposé de la femme séduisante et sexy).
En cela l'histoire du MLF illustre particulièrement bien les mécanismes de l'influence minoritaire tels qu'initialement décrits par Moscovici (1979) : celle-ci se caractérise par la conversion (changement profond et durable des attitudes (convictions, valeurs...), laquelle suppose une dissociation contenu et source du message (Pacheler & Moscovici, 1984).
A l'inverse l'influence majoritaire fonctionne parce que la source est valorisée (prototypique du conformisme).
Or ici justement, la source se présente plutôt sur le registre de la femme active sexy (le petit logo rappelle James Bond ?). Le contre-pied de la militante MLF ; tout en conservant la valeur attachée, dans notre société, au combat féministe.
Récupération du féminisme par la publicité :
Dès 1929 une publicité (de la Compagnie américaine des tabacs) récupère la lutte des suffragettes (militant pour le vote des femmes) pour valoriser le fait que la femme puisse fumer en public : la cigarette comme symbole d'émancipation.
La cible (le récepteur tel qu'il est construit par l'annonceur) :
elle est supposée acquise aux idées féministes.
Probablement les plus de 50 ans : le "MLF" veut dire quelque chose pour cette cible ;
de plus elle est concernée par les "rides" ; et enfin appartenant aux
catégories socioprofessionnelles (CSP) élevées - les "bobos", ciblage privilégié de la
publicité actuellement (pouvoir d'achat, et
excellents consommateurs même si ils se croient insoumis).
Mais cette publicité peut aussi fonctionner avec un récepteur ne connaissant
pas le MLF ou encore avec un récepteur naïf qui va croire à l'existence réelle du NLF !
Ciblage des hommes ou des femmes ?
La publicité se présente comme ciblant les femmes (les hommes y sont désignés à la troisième personne) – ce sont les femmes qui font les courses
et elle les utilise comme relais d'influence. Mais, vu le support Internet notamment,
elle cible indirectement les hommes – et est d'autant plus efficace
qu'indirecte ("je ne cherche pas à te convaincre toi" : cela minimise
la résistance à la persuasion). Elle construit une certaine image de ce qu'attendent les femmes en matière de séduction – en tout cas : les femmes qu'on peut avoir envie de séduire : actives et sexy !
Le message dit donc aux hommes : "pour plaire aux "vraies femmes", utilisez des cosmétiques."
Le récepteur : vous !
La forme du tract favorise la captation de l'attention.
Le produit n'est pas directement présent (ni en image ni dans le texte). Le mot "cosmétique" n'est même pas écrit (c'est un mot à valeur neutre) tandis que "technologie" (qui y apparaît) est un mot à forte valeur sociale, qui appartient à l'"imaginaire de la modernité".
La stratégie d'effacement du produit accroît la captation en ce qu'on ne peut pas comprendre immédiatement l'objet de cette publicité – ni même que c'est une publicité. Dans le contexte d'un environnement saturé en publicité, on regarde plus attentivement une publicité si on ne voit pas de suite de quoi il s'agit. Cette stratégie (rendre la publicité énigmatique) est de plus en plus utilisée, pour contrer les résistances. Elle est d'autant plus facile à utiliser que la marque est connue.
Les caractéristiques substantielles (qualités "objectives") du produit : la publicité repose sur le primat de l'implicite (là encore, elle utilise une stratégie usuelle permettant d'inhiber l'activité de contre-argumentation) : on ne vous dit pas : "Les cosmétiques L'Oréal atténuent les rides, etc…" - mais le récepteur l'infère automatiquement.
L'automaticité de ces inférences est garantie par l'habituation au contrat de communication publicitaire : un message publicitaire, quel qu'il soit, est compris comme réalisant une attribution de valeur à un produit (ces stratégies implicites n'auraient pas marché avant les années 60-70). Le sens n'est pas complètement donné, il se construit.
Les recherches sur l'impact des messages persuasifs ont montré que l'impact est pour l'essentiel limité par l'activité de contre-argumentation développée par les récepteurs. Les stratégies publicitaires sont donc conçues pour limiter cette activité.
Le message se présente comme allant à l'encontre des idées communes (Cf. les quatre phrases commençant par OUI et NON). Le message se présente comme contre-argumentatif (mais en fait il ne fait qu'affirmer et nier – mise en scène du discours "militant"), il construit une pseudo-contradiction qui contribue là aussi à inhiber l'activité de contre-argumentation du récepteur.
Ces quatre phrases font croire que circulent certaines croyances erronées, qu'un féminisme militant se devrait de remettre en cause. Si on y regarde de près, une seule de ces phrases peut effectivement être reliée à du "discours social circulant" : le charme des rides. Mais pour le reste il va de soi que la peau de tout un chacun est soumise au vieillissement - personne ne croit que les hommes n'ont pas : traits tirés et cernes, relâchement des traits, brillance. Mais ces objets dérisoires et non conflictuels sont ici mis en scène comme "cause à défendre".
Les caractéristiques symboliques du produit : son image – censée transparaître sur son utilisateur
en lui conférant de la valeur symbolique.
Ici les valeurs associées sont la séduction, et la technologie. Les cosmétiques
pour hommes L'Oréal s'associent à la fois à une idée de progrès
technologique et à un "progrès social", pour l'égalité des sexes (dimension
éthique). Dans son versant "identitaire" (valorisation du récepteur) elle
présente "le produit des militants, de ceux qui ne se laissent pas abuser, etc…"
Remarque : le discours "militant" utilise des références collectives
("nous") mais la publicité revient sur le registre de
l'individualisme : "la peau de chaque homme".
La publicité construit-elle des normes sociales, ou prend-elle appui sur des normes et des valeurs existantes ?
- Ici elle tente une construction normative autour du "charme masculin"
- Et elle prend appui sur de l'existant autour de la valeur du militantisme et du féminisme – norme pourrait s'énoncer comme suit :
"Il est bien de militer, a fortiori si c'est pour l'égalité des sexes".
Impact idéologique de la publicité
Le militantisme, le féminisme, ne sont pas simplement des appuis pour valoriser le
produit.
Un des aspects de la récupération est que cette publicité contribue à transformer la
représentation sociale du militantisme et du féminisme (tout en en gardant la valeur positive, ce pourquoi l'impact idéologique de la publicité – car c'est de cela qu'il s'agit – passe en général inaperçu).
- Concernant le "discours militant" :
il est présenté comme un discours
qui dit
"oui" et qui dit "non" mais qui n'est pas argumentatif.
C'est en quoi cette publicité (et plus largement : les publicités qui convoquent
le militantisme, la contestation citoyenne, etc.) est susceptible de modifier
la manière même dont nous concevons le
combat politique (exclusion du débat d'idées).
De plus l'objet de ce discours
relève de la "vie privée". En cela la publicité dépolitise ; elle
privatise les valeurs collectives, en les rapportant à la sphère privée de la
consommation - la révolution se fera dans la salle de bain.
Par exemple, la version publicitaire de la "liberté" a vidé cette valeur de son potentiel révolutionnaire. Ainsi les gens se sentent d'autant plus libres qu'ils peuvent "choisir" entre plusieurs marques, plusieurs programmes TV, etc. tandis que la pollution de l'espace public (par l'activité industrielle comme par la publicité) n'est pas perçue comme atteinte à la liberté.
- Concernant le féminisme : de nombreux récepteurs, à qui cette publicité
a été soumise, ont eu le sentiment que
pousser les hommes à s'occuper de leur corps est féministe.
Ainsi cette publicité détourne le sens du féminisme. Elle est à l'opposé
des valeurs des féministes des années 70 : le refus de la femme-objet, de la contrainte d'être "séduisante" (et pas seulement
la revendication du partage des tâches ménagères – "rester belle les mains dans la merde", Anne Sylvestre),
refus de se torturer les pieds dans des escarpins étroits, d'avoir froid en hiver parce que les chaussettes en laine c'est moins sexy que les bas nylon, refus de passer
une demi-heure à se pomponner tous les matins… (d'où le stéréotype de la militante MLF).
Au lieu de cela cette publicité transforme le combat féministe en une
revendication que les hommes subissent le même asservissement que les femmes
! Quand les hommes seront soumis aux mêmes contraintes cosmétiques que les femmes (c'est en cours de réalisation), en quoi y aura-t-il eu progrès social ?
Cette publicité fonctionne !
Elle a été soumise à des étudiants en psychologie qui devaient
l'analyser.
Les extraits suivants sont représentatifs de la majeure partie des réponses :
Ici le message a réussi à persuader de la valeur des cosmétiques. L'Oréal, partenaire de la révolution féministe ! |
Voici un type de réponse caractéristique de l'idéologie de l'individualisme libéral :
L'évaluation d'une telle publicité est-elle une affaire de goût, de personnalité ? Le jugement moral relève-t-il de la "personnalité de chacun" ? Tous les discours que l'on pourra tenir sur une publicité de ce genre airaient donc la même légitimité – nous sommes tous "différents" n'est-ce pas ? Et il faut respecter les "différences", donc le débat d'idée est inutile, et la politique une affaire d'experts. |
Tandis que l'on rencontre nettement plus rarement des phrases comme :
Ici les récepteurs ne sont pas tombés dans le panneau. Ils ont éprouvé le besoin de répondre au message, et ce en redonnant au militantisme sa dimension politique. |
Elle révèle un phénomène caractéristique des démocraties libérales, et qui dépasse le seul domaine de la publicité : la "privatisation des positionnements idéologiques", directement lié au "modèle de l'individualisme libéral". Ceci est en rapport avec le discours médiatique ; et plus largement, avec la problématique de la propagande.