(Seuil, 1979, pages 133-134 et 207-209. Traduit de : Touching : the humane significance of the skin, 1971)
(NDLR : les passages en gras sont soulignés par nous.)
(...) Beaucoup de femmes, surtout dans les classes laborieuses, prennent pour
une preuve d'amour indispensable le fait d'être serrées fort dans
les bras. A preuve, la célèbre exhortation cockney de la femme
à son homme : « Si tu m'aimes, mets-moi sens dessus dessous. »
Au Moyen Age déjà, la dimension sexuelle était
un élément très évident dans les épidémies
de flagellation. L'Église a d'abord approuvé cette pénitence,
puis l'a interdite lorsqu'elle a pris conscience de la sensualité qu'elle
recelait. Que les participants à ces séances de flagellation tiennent
tant à recevoir les caresses des verges accrédite l'idée
qu'un très grand nombre d'enfants au Moyen Age ne recevaient pas leur
content de stimulations tactiles, ni en quantité ni en qualité.
Gifler les enfants pour maintenir la discipline ou pour toute autre raison transforme
la peau en une source de douleur plutôt que de plaisir. On comprend facilement
pourquoi les fesses ont toujours été l'endroit privilégié
où frapper les enfants. C'est une région proche des organes sexuels
et dont les nerfs sensoriels sont associés aux fonctions sexuelles. Frapper
les enfants sur les fesses leur procure visiblement des sensations érotiques
qui peuvent aller jusqu'à l'orgasme sexuel. On a vu des enfants se conduire
délibérément mal pour recevoir cette « punition »
désirée, tout en faisant semblant d'en être marris lorsqu'ils
la reçoivent.
Rousseau raconte qu'il a appris à huit ans (en fait, il en avait dix)
ce qu'était le plaisir sexuel par les fessées que lui administrait
sa gouvernante. Elle avait l'habitude de le coucher sur ses genoux pour s'occuper
de lui a posteriori. Loin d'être humilié de ces atteintes à
son intégrité, Rousseau raconte combien il les appréciait,
et comment on retira son lit de la chambre de sa gouvernante, lorsqu'elle prit
conscience des effets de ses punitions sur son protégé.
Il peut y avoir des éléments de perversion sadique dans la personnalité
de certains éducateurs. Mais l'association précoce douleur/plaisir
sexuel, dans la fessée par exemple, peut produire des perturbations pathologiques
définitives, dites algolagnia. L'algolagnia est un état
où la douleur et la cruauté procurent un plaisir sexuel voluptueux.
Elle peut être active ou passive. Dans l'algolagnia masochiste, c'est
la sensation de douleur, de dégoût ou d'humiliation qui produit
l'excitation sexuelle. Dans l'algolagnia sadique, c'est le contraire : infliger
aux autres la douleur, la peur, l'humiliation, les mettre mal à l'aise
est en soi une source de plaisir sexuel.
On punit encore trop souvent les enfants en les fessant ou en les giflant
à main ouverte. Leur infliger une douleur de cette manière les
prive du bien-être que la peau signifie habituellement pour eux. En conséquence,
ils peuvent en venir à associer leur propre peau et celle des autres
à la crainte du toucher et à la douleur, et fuir de ce fait les
contacts par la peau dans leur vie ultérieure.
[...]
[...]
Les enfants qui ont été mal aimés, ou ceux qu'on
a frustrés dans leur besoin d'amour font preuve d'une grande agressivité
dans leurs activités verbales. Pour la même raison, les enfants
qui n'ont pas bénéficié d'une affection tactile précoce
seront souvent maladroits et frustrés dans leurs tentatives pour exprimer
leur affection. Il y a des hommes qui arrachent presque la main qu'ils
serrent lorsqu'on leur présente quelqu'un. D'autres accueillent familièrement
le nouveau venu en lui pinçant familièrement la poitrine ou le
ventre, comme marques d'affection. En général, ces gens-là
sont plutôt rustres, frustes et grossiers avec le « sexe faible
». Le manque d'affection et la privation de tendresse et de tactilité
dans l'enfance allant souvent de pair, on n'est pas surpris de constater qu'un
enfant mal aimé est balourd, non seulement dans ses démonstrations
affectives, mais aussi dans son propre corps. Il a le don de prendre les autres
à rebrousse-poil parce qu'il n'a pas eu lui-même la chance d'être
caressé dans le bon sens.
Les façons un peu rudes envers les garçons pour leur exprimer
de l'affection ont beaucoup évolué. Comme tactilité agressive,
il ne subsiste plus que les expressions de colère envers l'enfant, comme
les claques, les fessées ou les bourrades. Les punitions corporelles
sont encore très répandues dans le monde occidental et la peau
n'est pas seulement une cible ou un simple véhicule de la sensation de
douleur, elle est aussi un organe directement associé à la colère,
à la punition, au péché, à l'agression, à
la méchanceté, au démon. [...]
On a souvent recours à la fessée ou aux claques pour punir
un enfant. Ce faisant, on utilise sa sensibilité tactile comme moyen
principal de le faire souffrir, et on le prive de toutes les sensations habituelles
de bien-être en les remplaçant par des sensations douloureuses.
La tactilité infantile, comme les autres besoins organiques, se transforme
progressivement, au fur et à mesure que l'enfant apprend à accepter
la voix de la mère comme un substitut à son contact, ses intonations
rassurantes étant pour l'enfant équivalentes au contact physique
étroit ; ses réprimandes et ses éclats de voix sont une
punition qui le font pleurer comme si ça lui faisait mal.
Une remarque méchante « fait mal » autant qu'une tape ou
un coup douloureux. Une remarque cinglante « blesse » comme si la
peau avait été écorchée. Des mots peuvent aussi
« piquer au vif ».
Certains parents, surtout les pères, se font un devoir d'expliquer
aux enfants pourquoi ils les punissent avant de les frapper. Ils pensent ainsi
leur apprendre à dissocier l'application d'une douleur corporelle de
la manifestation d'une émotion quelconque. Les nazis étaient particulièrement
favorables à cette méthode. Il n'y a aucun doute que
leur inhumanité, leur manque d'affectivité venaient en grande
partie d'un conditionnement précoce, du fait entre autres que leur expérience
tactile avait été négligée, ou du moins réduite
aux stimulations punitives. Ce qui constitue un apprentissage tactile particulièrement
néfaste.
Dans les public schools anglaises, les volées de coups de canne, généralement
administrées par les aînés, les « préfets »,
étaient traditionnelles. Toute manifestation d'émotion,
que ce soit de la part du donneur de coups ou de sa victime, était strictement
prohibée. Bien sûr, cette épreuve servait à dissocier
douleur et émotion. A partir de là, on pouvait non seulement rester
indifférent à la douleur des autres, mais même infliger
une douleur sans avoir conscience du tout que simplement la victime existait.
Cela explique que des Anglais de bonne éducation s'adonnaient consciemment
à des plaisirs souvent cruels et qu'ils faisaient preuve d'une parfaite
indifférence et d'un manque total d'humanité quant aux conséquences
de leurs actes1. Juste avant une fessée, et au moment même
où on le frappe, l'enfant est souvent terrifié, montrant tous
les signes extérieurs d'une grande peur : pâleur, rigidité
musculaire, accélération des battements du cœur, et larmes. Les
personnes qui ont subi de telles expériences pendant leur enfance retrouveront
fréquemment des réactions identiques plus tard dans leur vie,
en cas de contrariété émotionnelle. Dans leur effort pour
se défendre contre des épanchements incontrôlés d'émotion,
elles deviendront rigides et contractées, pinçant les lèvres,
se tordant les mains, etc. Voilà quelques recettes, comme aussi celle
de se mettre un bâillon sur la bouche, pour empêcher toute émotion
de s'exprimer, retenir les larmes et se durcir aux coups grâce à
la tension musculaire. La tension musculaire est un moyen fréquemment
utilisé pour contrôler les troubles émotionnels et les sensations.
On a même vu des gens s'enfoncer les ongles dans les paumes jusqu'à
ce qu'elles saignent dans leur effort pour bloquer toute expression d'émotion.
La peau peut être traitée de façon ambivalente, à
la fois comme un moyen d'attirer l'attention sur ses propres besoins, et en
même temps comme un moyen de rejeter les autres. Comme Clemens Benda l'a
dit :
"Les maladies de la peau sont la démonstration vivante des
difficultés de garder le contact — une peau irritée,
un nez qui coule, une bouche qui s'infecte —, chaque point de contact interne
ou externe est un point d'interférence possible pour les différents
flux d'échanges humains."
Nous suggérons bien sûr ici que des comportements de cette nature
sont étroitement liés aux expériences tactiles individuelles
pendant l'enfance et l'adolescence.
1. Ce que montre parfaitement le film anglais If... porté à l'écran en France en 1969.
© Seuil.