Poils à cacher

(Article paru dans Le Monde daté du mercredi 12 octobre 2005, page 26)

SUS au poil ! Traquons cette obscénité que nous ne saurions voir ! La tendance toucha en premier lieu les femmes, qui cédèrent d'abord sur la demi-jambe ­ plus rarement la jambe entière ­, ensuite sur les aisselles, puis sur la "bande maillot", indispensable pour oser se montrer sur la plage. Et voici maintenant que les hommes s'y mettent ! Qu'ils se rendent dans des instituts de beauté strictement masculins (il y en a de plus en plus) pour se faire ôter les poils du dos ou des épaules, voire de la poitrine ! Selon un sondage Ipsos réalisé en janvier 2005, près d'un homme sur cinq en France, homo ou hétérosexuel, est désormais concerné par ce rituel. Lequel se pratique aussi à domicile, le plus souvent au rasoir ­ question d'habitude ­, mais aussi, dans près d'un tiers des cas, à l'aide de bandes de cire jetable.

Plus "singe nu" que jamais, l'Homo sapiens occidental consacre chaque jour un peu plus de son temps et de son argent à traquer le peu de poils qui le couvrent. Jusqu'où ira-t-il ? Et pourquoi un tel acharnement ?

Premier constat : plus encore que les "psys" et les sociologues, ce sont les ethnologues qui se sont le plus intéressés à la pilosité humaine et à ses modifications. Rien de plus normal : depuis longtemps, les diverses tribus qui ont peuplé la planète ont eu pour coutume de domestiquer leur système pileux. Manière d'affirmer la supériorité de la culture sur la nature. A quoi s'ajoute souvent une fonction sociologique traduisant la complexité des castes et la hiérarchie des statuts.

Chez les Caduveos du Brésil, une véritable phobie menait ainsi à une traque radicale de la pilosité faciale. "Les nobles" , écrit Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques , "s'épilaient complètement le visage, y compris les sourcils et les cils, et traitaient avec dégoût de "frères d'autruches" les Européens aux yeux embroussaillés." En Inde, chez les Jaïns, les sages sont nus et totalement épilés. "Cette épilation se fait progressivement durant toute une vie. Elle exprime la complète divinisation de l'homme, qui se fait par son éloignement progressif de son apparence animale", note Marc-Alain Descamps, professeur de psychologie à Paris-V (L'Invention du corps , PUF, 1986, 192 p., 16,50 €).

En Occident, en revanche, et même si l'on enviait dans toutes les cours d'Europe les secrets que possédaient les nobles musulmanes pour s'épiler à la perfection, la sagesse populaire négligea longtemps cette préoccupation. La mode des jambes rasées n'apparut que dans les années 1920, avec les robes courtes et les bains de mer, et ne s'établit définitivement qu'en 1946, avec l'arrivée des bas transparents venus des Etats-Unis.

Désormais pratiquée comme une hygiène du corps, et le plus souvent sans récrimination, l'épilation féminine semble donc aller de soi. Pourquoi ? Entre autres, sans doute, parce que la pilosité constitue l'une des caractéristiques les plus visibles du dimorphisme sexuel. "Les adolescents guettent avec fébrilité l'apparition de leurs premiers poils, la transformation de leur duvet en moustache, tandis que les jeunes filles les traquent sur leurs jambes et sur leur visage pour les faire disparaître" , résume Christian Bromberger, professeur d'ethnologie à l'université de Provence (Marseille), coauteur de l'ouvrage collectif Un corps pour soi (PUF, 2005, 152 p., 18 €), qui rappelle que "le lisse féminin et le dru masculin ont constitué, à quelques exceptions remarquables près, le paradigme de la beauté et de la normalité dans l'histoire de l'Occident" . Des différences pileuses entre les sexes que la nature a décidées, et que la culture n'a cessé, jusqu'à un passé très récent, de renforcer.

Au rituel de l'épilation et à son usage quasi exclusif (au regard de l'histoire) par la femme, Marc-Alain Descamps suggère deux autres explications, qui se rejoignent dans une même opposition à la sexualité. La première a trait directement à la répression sexuelle de la femme ­ qui doit apparaître lisse et pure, vierge ou angélique ­, la seconde à son infantilisation. "Etre épilée, pour une femme, c'est ressembler à une petite fille impubère" , souligne-t-il. Et plus encore lorsqu'il s'agit d'épiler le triangle pubien, symbole par excellence de la sexualité féminine.

"Depuis les Grecs, rappelle le psychologue, les hommes ont toujours aimé représenter le corps de la femme en peinture ou en sculpture, mais jamais ils ne l'ont représenté tel qu'il est en vérité avec sa toison pubienne." La morale bourgeoise du XIXe siècle en avait même fait une interdiction formelle, et il fallut tout l'anticonformisme d'un Gustave Courbet pour peindre en 1866 une oeuvre aussi osée que L'Origine du monde . Au Japon, où l'industrie du sexe est florissante, les poils pubiens restent le plus souvent absents des mangas érotiques... Une censure universelle et unanime dont l'un des avatars se retrouve peut-être dans les tailles diverses que subit actuellement, dans les pays occidentaux, cette sulfureuse toison : version "ticket de métro" (une bande étroite et rectangulaire) ou "brésilienne" (même bande, agrémentée d'un petit triangle), mais aussi version "intégrale", de plus en plus pratiquée pour des raisons esthétiques, religieuses (l'épilation des poils pubiens fait partie des prescriptions de l'islam), hygiéniques... ou pornographiques.

Comment, dans ce contexte, expliquer la tendance masculine actuelle à préférer, à son tour, présenter un corps lisse ? On ne peut, dans cette évolution, négliger la pression du marketing, ni le rôle joué par les milieux homosexuels. Mais l'épilation masculine illustre sans doute une tendance plus générale, visant, dans un mouvement égalitariste, à réduire le plus possible la différence des sexes. Le tout dans une commune opposition à notre passé animal. Et sans vouloir se souvenir que la plupart des mammifères ont des poils partout... sauf, justement, là où en a notre propre espèce.

Et si l'on inversait la tendance ? Si hommes et femmes redécouvraient le plaisir d'être velus ? C'est en tout cas ce que propose le tout jeune Mouvement international pour une écologie libidinale (MIEL), qui lançait le 21 juin, via Internet (site www.ecologielibidinale.org), le "premier été sans épilation" en guise d'événement annuel. Selon [le MIEL] l'épilation est en effet "un sujet révélateur de notre rapport à la soumission volontaire, qui touche les gens dans leur quotidien" . L'association se réclame du psychanalyste communiste(1) Wilhelm Reich, brillant élève de Freud, qui prônait une politique sexuelle prolétarienne fondée sur une radicale libération des moeurs.

"Les femmes qui s'épilent le font rarement par choix personnel : elles le font par conformisme car elles subissent une pression sociale considérable" , affirmait le MIEL dans un communiqué diffusé en juin. Estimant que "cela ne fait que dix ou quinze ans que les femmes qui s'épilent ou se rasent les poils des aisselles sont devenues majoritaires en France" , il dénonce la "mise à la mode" d'une pratique orchestrée "dans le seul but de vendre quantité de produits et de services" qui instrumentalise le corps de la femme "à des fins mercantiles" . Et appelle les hommes, "nouveau coeur de cible de la propagande épilatoire" , à se montrer circonspects.

Catherine Vincent

(1) Note du MIEL : W. Reich a rompu tout lien avec le parti communiste dès 1933.

Barbe, moustache et favoris

Barbe, du latin barba : soit l'ensemble des poils poussant sur le visage humain. Qu'ils soient présents sur la seule lèvre supérieure, ils deviendront moustache ; uniquement maintenus sur les joues, ils prendront le nom de favoris ; circonscrits au menton, ils seront qualifiés de bouc, de mouche ou de barbiche... Dans tous les cas, un homme adulte dispose en moyenne de 6 000 à 25 000 poils pour "se faire une barbe" ­ laquelle, comme les cheveux, poussera plus vite en été qu'en hiver. Tout à la fois ou tour à tour symbole de sagesse, de vaillance, de virilité et de séduction, cet ornement masculin figure en bonne place parmi Les Poils. Histoires et bizarreries, de Martin Monestier (Le Cherche Midi, 2002, 352 p., 30 €), ouvrage dense et passionnant dans lequel les velus le disputent aux rasés et aux coiffeurs de tout poil. Manière aussi de redécouvrir Balzac, pour qui "les idées d'un auteur qui s'est fait la barbe diffèrent de celles qu'il avait auparavant".


Francis Hofstein, psychanalyste

« Un rejet de la bestialité plus que de l'animalité »

Pourquoi accorde-t-on aujourd'hui tant d'importance à domestiquer notre système pileux ?

Le regard sur notre corps a changé parce qu'il est devenu une cible de marché, et donc une source de profit pour notre société de consommation. Il est désormais très difficile d'échapper au conditionnement par l'image et au verdict des modes, qui transforment le corps réifié en objet de préoccupation de toutes les couches sociales. Nous sommes comme des adolescents balançant entre dissimulation et exhibition, défi et déguisement, hésitant entre originalité et conformisme du corps et du vêtement. Et nous semblons, comme eux, pris dans l'angoisse des modifications, volontaires ou involontaires, de notre corps.

Vous étudiez précisément ce rapport au corps dans votre dernier ouvrage. De façon générale, comment expliquez-vous cette envie actuelle, chez l'homme comme chez la femme, de paraître lisse ?

Zones érogènes et zones pileuses coïncident, qui lient le poil au sexe et à la sexualité. Présente ou absente, la pilosité dessine une cartographie érotique où s'alimentent nos fantasmes. C'est une affaire de mode, comme ces maillots exigeant l'épilation du triangle pubien (devenu « bande maillot ») - épilation qui n'augmente pas la séduction d'une femme, mais protège sa pudeur et cache ses poils au regard des autres baigneurs. C'est aussi affaire de goût : là où l'une aime le contact nounours de la pilosité thoracique de son homme, une autre le veut imberbe et lisse comme un nouveau-né. Cette traque du poil se présente d'ailleurs comme la tentative d'un retour au paradis perdu que seraient l'enfance, la nudité, la pureté, une régression à un stade prépubertaire. Elle va de pair avec la traque du surpoids, de la cellulite, du cholestérol..., de toutes ces imperfections réelles ou imaginaires du corps vis-à-vis desquelles nous entretenons l'illusion risquée de la maîtrise.

N'y a-t-il pas aussi, dans ce rapport au pelage, un rejet de notre animalité ?

C'est moins un rejet de l'animalité que de la bestialité, d'un fantasme de violence érotique, qu'illustre la différence entre l'homme ours en peluche, au doux pelage, et l'homme gorille, velu, menaçant, fascinant. C'est aussi la crainte des mauvaises odeurs qui s'exhaleraient des aisselles et du pubis, chez l'homme comme chez la femme. Se débarrasser de cette pilosité réduit le risque de ces effluves, mais ne va pas sans contradiction. Que signifie en effet cette volonté de s'éloigner de notre hypothétique passé animal quand on prône au même moment un retour à la nature, associée à une imaginaire pureté des origines ? Quand la suppression des poils naturels est prise dans un idéal de corps parfait, beau parce que lisse ? Quand être à poil n'est plus être nu mais être adulte ?

Barbe, moustache : que représentent pour les hommes ces poils qui leur sont propres ?

Ces poils ont des fonctions diverses, variables selon les individus. L'apparition des premiers poils de moustache ou de barbe annonce la fin de l'enfance et virilise le visage. On les garde ou on les rase, mais ils confirment la différence des sexes. Ensuite, plus tard, on peut laisser pousser une barbe qui affirme sa maturité, met de la distance avec les autres, a un effet d'affiche, de défense, permet de jouer avec sa forme, son étendue, manière ludique de changer de tête, hors de toute implication religieuse.
Barbe et moustache ont cependant bien moins d'importance dans notre société que les cheveux - ou leur absence. Il faut à ce propos remarquer que si la mode est aux crânes rasés, la calvitie n'est pas bien vue : à âge et qualification égaux, un employeur choisira plutôt un chevelu rasé qu'un dégarni. Comme si se raser le crâne signifiait qu'on s'occupe de son corps, tandis qu'accepter sa calvitie naturelle signifierait un laisser-aller. Il y aurait d'un côté un homme actif, qui prend soin de lui, et de l'autre un homme passif, résigné... Comme si l'on avait oublié que ne pas se raser le crâne, cela peut aussi être un choix esthétique.

Propos recueillis par C. V.
L'Amour du corps, de Francis Hofstein, éd. Odile Jacob, 224 p., 23 €.

© Le Monde ; 12.10.2005

Vers l'été sans épilation


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